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lent homme, mais j’avais peur d’être la dupe de quelque réputation usurpée. Or, avant de confier mon petit à ce monsieur Benassis, sur qui l’on me racontait tant de belles choses, j’ai voulu l’étudier. Maintenant…

— Assez, dit le médecin. Cet enfant est donc à vous ?

— Non, mon cher monsieur Benassis, non. Pour vous expliquer ce mystère, il faudrait vous raconter une histoire où je ne joue pas le plus beau rôle ; mais vous m’avez confié, vos secrets, je puis bien vous dire les miens.

— Attendez, commandant, dit le médecin en appelant Jacquotte qui vint aussitôt, et à laquelle il demanda son thé. Voyez-vous, commandant, le soir, quand tout dort, je ne dors pas, moi !… Mes chagrins m’oppressent, je cherche alors à les oublier en buvant du thé. Cette boisson procure une sorte d’ivresse nerveuse, un sommeil sans lequel je ne vivrais pas. Refusez-vous toujours d’en prendre ?

— Moi, dit Genestas, je préfère votre vin de l’Ermitage.

— Soit. Jacquotte, dit Benassis à sa servante, apportez du vin et des biscuits.

— Nous nous coifferons pour la nuit, reprit le médecin en s’adressant à son hôte.

— Ce thé doit vous faire bien du mal, dit Genestas.

— Il me cause d’horribles accès de goutte, mais je ne saurais me défaire de cette habitude, elle est trop douce, elle me donne tous les soirs un moment pendant lequel la vie n’est plus pesante. Allons, je vous écoute, votre récit effacera peut-être l’impression trop vive des souvenirs que je viens d’évoquer.

— Mon cher monsieur, dit Genestas en plaçant sur la cheminée son verre vide, après la retraite de Moscou, mon régiment se refit dans une petite ville de Pologne. Nous y rachetâmes des chevaux à prix d’or, et nous y restâmes en garnison jusqu’au retour de l’empereur. Voilà qui va bien. Il faut vous dire que j’avais alors un ami. Pendant la retraite je fus plus d’une fois sauvé par les soins d’un maréchal-des-logis nommé Renard, qui fit pour moi de ces choses après lesquelles deux hommes doivent être frères, sauf les exigences de la discipline. Nous étions logés dans la même maison, un de ces nids à rats construits en bois où demeurait toute une famille, et où vous n’auriez pas cru pouvoir mettre un cheval. Cette bicoque appartenait à des Juifs qui y pratiquaient leurs trente-six