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misère de ceux que j’aimerais sans pouvoir la faire cesser, à tenir des enfants sur mes bras toute la journée, et à rapetasser les haillons d’un homme. Monsieur le curé me dit que ces pensées sont peu chrétiennes, je le sais bien, mais qu’y faire ? En certains jours, j’aime mieux manger un morceau de pain sec que de m’accommoder quelque chose pour mon dîner. Pourquoi voulez-vous que j’assomme un homme de mes défauts ? il se tuerait peut-être pour satisfaire mes fantaisies, et ce ne serait pas juste. Bah ! l’on m’a jeté quelque mauvais sort, et je dois le supporter toute seule.

— D’ailleurs elle est née fainéante, ma pauvre Fosseuse, dit Benassis, et il faut la prendre comme elle est. Mais ce qu’elle vous dit là signifie qu’elle n’a encore aimé personne, ajouta-t-il en riant.

Puis il se leva et sortit pendant un moment sur la pelouse.

— Vous devez bien aimer monsieur Benassis, lui demanda Genestas.

— Oh ! oui, monsieur ! et comme moi bien des gens dans le Canton se sentent l’envie de se mettre en pièces pour lui. Mais lui qui guérit les autres, il y a quelque chose que rien ne peut guérir. Vous êtes son ami ? vous savez peut-être ce qu’il a ? qui donc a pu faire du chagrin à un homme comme lui, qui est la vraie image du bon Dieu sur terre ? J’en connais plusieurs ici qui croient que leurs blés poussent mieux quand il a passé le matin le long de leur champ.

— Et vous, que croyez-vous ?

— Moi, monsieur, quand je l’ai vu… Elle parut hésiter, puis elle ajouta : Je suis heureuse pour toute la journée. Elle baissa la tête, et tira son aiguille avec une prestesse singulière.

— Hé ! bien, le capitaine vous a-t-il conté quelque chose sur Napoléon ? dit le médecin en rentrant.

— Monsieur a vu l’Empereur ? s’écria la Fosseuse en contemplant la figure de l’officier avec une curiosité passionnée.

— Parbleu ! dit Genestas, plus de mille fois.

— Ah ! que je voudrais savoir quelque chose de militaire.

— Demain nous viendrons peut-être prendre une tasse de café au lait chez vous. Et l’on te contera quelque chose de militaire, mon enfant, dit Benassis en la prenant par le cou et la baisant au front. C’est ma fille, voyez-vous ? ajouta-t-il en se tournant vers le commandant, lorsque je ne l’ai pas baisée au front, il me manque quelque chose dans la journée.