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quelques-uns de mes obligés et les membres du conseil de la Commune de qui j’intéressai l’avarice en leur prouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg. J’eus pour moi les riches ; mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et quelques entêtés me demeurèrent hostiles. Par malheur, mon dernier enlèvement se fit incomplétement. Le crétin que vous venez de voir n’était pas rentré chez lui, n’avait point été pris, et se retrouva le lendemain, seul de son espèce, dans le village où habitaient encore quelques familles dont les individus, presque imbéciles, étaient encore exempts de crétinisme. Je voulus achever mon ouvrage et vins de jour, en costume, pour arracher ce malheureux de sa maison. Mon intention fut connue aussitôt que je sortis de chez moi, les amis du crétin me devancèrent, et je trouvai devant sa chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants, de vieillards qui tous me saluèrent par des injures accompagnées d’une grêle de pierres. Dans ce tumulte, au milieu duquel j’allais peut-être périr victime de l’enivrement réel qui saisit une foule exaltée par les cris et l’agitation de sentiments exprimés en commun, je fus sauvé par le crétin ! Ce pauvre être sortit de sa cabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chef suprême de ces fanatiques. À cette apparition, les cris cessèrent. J’eus l’idée de proposer une transaction, et je pus l’expliquer à la faveur du calme si heureusement survenu. Mes approbateurs n’oseraient sans doute pas me soutenir dans cette circonstance, leur secours devait être purement passif, ces gens superstitieux allaient veiller avec la plus grande activité à la conservation de leur dernière idole, il me parut impossible de la leur ôter. Je promis donc de laisser le crétin en paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait, que les familles de ce village passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans des maisons neuves que je me chargeai de construire en y joignant des terres dont le prix plus tard devait m’être remboursé par la Commune. Eh ! bien, mon cher monsieur, il me fallut six mois pour vaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché, quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village. L’affection des gens de campagne pour leurs masures est un fait inexplicable. Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, un paysan s’y attache beaucoup plus qu’un banquier ne tient à