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au-dessus duquel les pics s’élèvent d’étage en étage, en laissant deviner leurs nombreuses vallées par les différentes teintes de la lumière ou par la pureté plus ou moins vive de leurs arêtes chargées toutes de sapins noirs. Le moulin, construit récemment à la chute du torrent dans le petit lac, a le charme d’une maison isolée qui se cache au milieu des eaux, entre les têtes de plusieurs arbres aquatiques. De l’autre côté de la rivière, au bas d’une montagne alors faiblement éclairée à son sommet par les rayons rouges du soleil couchant, Genestas entrevit une douzaine de chaumières abandonnées, sans fenêtres ni portes ; leurs toitures dégradées laissaient voir d’assez fortes trouées, les terres d’alentour formaient des champs parfaitement labourés et semés ; leurs anciens jardins convertis en prairies étaient arrosés par des irrigations disposées avec autant d’art que dans le Limousin. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris de ce village.

Pourquoi les hommes ne regardent-ils point sans une émotion profonde toutes les ruines, même les plus humbles ? sans doute elles sont pour eux une image du malheur dont le poids est senti par eux si diversement. Les cimetières font penser à la mort, un village abandonné fait songer aux peines de la vie ; la mort est un malheur prévu, les peines de la vie sont infinies. L’infini n’est-il pas le secret des grandes mélancolies ? L’officier avait atteint la chaussée pierreuse du moulin sans avoir pu s’expliquer l’abandon de ce village, il demanda Benassis à un garçon meunier assis sur des sacs de blé à la porte de la maison.

— Monsieur Benassis est allé là, dit le meunier en montrant une des chaumières ruinées.

— Ce village a donc été brûlé ? dit le commandant.

— Non, monsieur.

— Pourquoi donc alors est-il ainsi ? demanda Genestas.

— Ah ! pourquoi ? répondit le meunier en levant les épaules et rentrant chez lui, monsieur Benassis vous le dira.

L’officier passa sur une espèce de pont fait de grosses pierres entre lesquelles coule le torrent, et arriva bientôt à la maison désignée. Le chaume de cette habitation était encore entier, couvert de mousse, mais sans trous, et les fermetures semblaient être en bon état. En y entrant, Genestas vit du feu dans la cheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un homme debout le visage tourné