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à celle de Néron ivre : elle s’était désaltérée dans le sang et voulait jouer. Le soldat essaya d’aller et de venir, la panthère le laissa libre, se contentant de le suivre des yeux, ressemblant ainsi moins à un chien fidèle qu’à un gros angora inquiet de tout, même des mouvements de son maître. Quand il se retourna, il aperçut du côté de la fontaine les restes de son cheval, la panthère en avait traîné jusque-là le cadavre. Les deux tiers environ étaient dévorés. Ce spectacle rassura le Français. Il lui fut facile alors d’expliquer l’absence de la panthère, et le respect qu’elle avait eu pour lui pendant son sommeil. Ce premier bonheur l’enhardissant à tenter l’avenir, il conçut le fol espoir de faire bon ménage avec la panthère pendant toute la journée, en ne négligeant aucun moyen de l’apprivoiser et de se concilier ses bonnes grâces. Il revint près d’elle et eut l’ineffable bonheur de lui voir remuer la queue par un mouvement presque insensible. Il s’assit alors sans crainte auprès d’elle, et ils se mirent à jouer tous les deux, il lui prit les pattes, le museau, lui tournilla les oreilles, la renversa sur le dos, et gratta fortement ses flancs chauds et soyeux. Elle se laissa faire, et quand le soldat essaya de lui lisser le poil des pattes, elle rentra soigneusement ses ongles recourbés comme des damas. Le Français, qui gardait une main sur son poignard, pensait encore à le plonger dans le ventre de la trop confiante panthère ; mais il craignit d’être immédiatement étranglé dans la dernière convulsion qui l’agiterait. Et d’ailleurs, il entendit dans son cœur une sorte de remords qui lui criait de respecter une créature inoffensive. Il lui semblait avoir trouvé une amie dans ce désert sans bornes. Il songea involontairement à sa première maîtresse, qu’il avait surnommée Mignonne par antiphrase, parce qu’elle était d’une si atroce jalousie, que pendant tout le temps que dura leur passion, il eut à craindre le couteau dont elle l’avait toujours menacé. Ce souvenir de son jeune âge lui suggéra d’essayer de faire répondre à ce nom la jeune panthère de laquelle il admirait, maintenant avec moins d’effroi, l’agilité, la grâce et la mollesse.

Vers la fin de la journée, il s’était familiarisé avec sa situation périlleuse, et il en aimait presque les angoisses. Enfin sa compagne avait fini par prendre l’habitude de le regarder quand il criait en voix de fausset : « Mignonne. » Au coucher du soleil, Mignonne fit entendre à plusieurs reprises un cri profond et mélancolique.

— Elle est bien élevée !… pensa le gai soldat ; elle dit ses prières !…