Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Mais il me semble qu’il est difficile que vous restiez en France, près de moi, et plus difficile encore que vous la quittiez avec moi.

— Y a-t-il donc quelque chose d’impossible à qui aime bien ?

— Ah ! oui, je crois que tout est possible. N’ai-je pas eu le courage de renoncer à vous, pour vous !

— Quoi ! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n’aimiez pas, et vous ne voulez pas faire le bonheur d’un homme qui vous adore, de qui vous remplirez la vie, et qui jure de n’être jamais qu’à vous ? Écoute-moi, Marie, m’aimes-tu ?

— Oui, dit-elle.

— Eh ! bien, sois à moi.

— Avez-vous oublié que j’ai repris le rôle infâme d’une courtisane, et que c’est vous qui devez être à moi ? Si je veux vous fuir, c’est pour ne pas laisser retomber sur votre tête le mépris que je pourrais encourir ; sans cette crainte, peut-être…

— Mais si je ne redoute rien…

— Et qui m’en assurera ? je suis défiante. Dans ma situation, qui ne le serait pas ?… Si l’amour que nous inspirons ne dure pas, au moins doit-il être complet, et nous faire supporter avec joie l’injustice du monde. Qu’avez-vous fait pour moi ?… Vous me désirez. Croyez-vous vous être élevé par là bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent ? Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vos Chouans, sans plus vous en soucier que je ne m’inquiétais des Bleus massacrés quand tout fut perdu pour moi ? Et si je vous ordonnais de renoncer à toutes vos idées, à vos espérances, à votre Roi qui m’offusque et qui peut-être se moquera de vous quand vous périrez pour lui ; tandis que je saurais mourir pour vous avec un saint respect ! Enfin, si je voulais que vous envoyassiez votre soumission au premier Consul pour que vous pussiez me suivre à Paris ?… si j’exigeais que nous allassions en Amérique y vivre loin d’un monde où tout est vanité, afin de savoir si vous m’aimez bien pour moi-même, comme en ce moment je vous aime ! Pour tout dire en un mot, si je voulais, au lieu de m’élever à vous, que vous tombassiez jusqu’à moi, que feriez-vous ?

— Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t’ai devinée ! Va, si mon premier désir est devenu de la passion, ma passion est maintenant de l’amour. Chère âme de mon âme, je le sais, tu es aussi noble que ton nom, aussi grande que belle ; je suis