Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la mélancolie que cette lueur douce fait naître dans l’âme, par les apparences fantastiques imprimées aux masses, et par les couleurs dont elle nuance les eaux. En ce moment le silence fut troublé par le cri des ânes ; Marie redescendit promptement à la cabane du Chouan, et ils partirent aussitôt. Galope-chopine, armé d’un fusil de chasse à deux coups, portait une longue peau de bique qui lui donnait l’air de Robinson Crusoé. Son visage bourgeonné et plein de rides se voyait à peine sous le large chapeau que les paysans conservent encore comme une tradition des anciens temps, orgueilleux d’avoir conquis à travers leur servitude l’antique ornement des têtes seigneuriales. Cette nocturne caravane, protégée par ce guide dont le costume, l’attitude et la figure avaient quelque chose de patriarcal, ressemblait à cette scène de la fuite en Égypte due aux sombres pinceaux de Rembrandt. Galope-chopine évita soigneusement la grande route, et guida les deux étrangères à travers l’immense dédale de chemins de traverse de la Bretagne.

Mademoiselle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. En parcourant ces routes elle put mieux apprécier l’état de ces campagnes qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru si ravissantes ; mais dans lesquelles il faut s’enfoncer pour en concevoir et les dangers et les inextricables difficultés. Autour de chaque champ, et depuis un temps immémorial, les paysans ont élevé un mur en terre, haut de six pieds, de forme prismatique, sur le faîte duquel croissent des châtaigniers, des chênes, ou des hêtres. Ce mur, ainsi planté, s’appelle une haie (la haie normande), et les longues branches des arbres qui la couronnent, presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent au-dessus un immense berceau. Les chemins, tristement encaissés par ces murs tirés d’un sol argileux, ressemblent aux fossés des places fortes, et lorsque le granit qui, dans ces contrées, arrive presque toujours à fleur de terre, n’y fait pas une espèce de pavé raboteux, ils deviennent alors tellement impraticables que la moindre charrette ne peut y rouler qu’à l’aide de deux paires de bœufs et de deux chevaux petits, mais généralement vigoureux. Ces chemins sont si habituellement marécageux, que l’usage a forcément établi pour les piétons dans le champ et le long de la haie un sentier nommé une rote, qui commence et finit avec chaque pièce de terre. Pour passer d’un champ dans un autre, il faut donc remonter la haie au moyen de plusieurs marches que la pluie rend souvent glissantes.