Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

table tableau plein d’yeux jaunes et brillants. Elle se recula vivement et courut sur le haut d’un talus, pour échapper à trois de ces horribles figures qui venaient à elle.

— L’as-tu vu ? demanda l’un.

— J’ai senti un vent froid quand il a passé près de moi, répondit une voix rauque.

— Et moi j’ai respiré l’air humide et l’odeur des cimetières, dit le troisième.

— Est-il blanc ? reprit le premier.

— Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul de tous ceux qui sont morts à La Pèlerine ?

— Ah ! pourquoi, répondit le troisième. Pourquoi fait-on des préférences à ceux qui sont du Sacré-Cœur. Au surplus, j’aime mieux mourir sans confession, que d’errer comme lui, sans boire ni manger, sans avoir ni sang dans les veines, ni chair sur les os.

— Ah !…

Cette exclamation, ou plutôt ce cri terrible partit du groupe, quand un des trois Chouans montra du doigt les formes sveltes et le visage pâle de mademoiselle de Verneuil qui se sauvait avec une effrayante rapidité, sans qu’ils entendissent le moindre bruit.

— Le voilà. — Le voici. — Où est-il ? — Là. — Ici. — Il est parti. — Non. — Si. — Le vois-tu ?

Ces phrases retentirent comme le murmure monotone des vagues sur la grève.

Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la direction de la maison, et vit les figures indistinctes d’une multitude qui fuyait à son approche en donnant les signes d’une frayeur panique. Elle était comme emportée par une puissance inconnue dont l’influence la matait ; la légèreté de son corps, qui lui semblait inexplicable, devenait un nouveau sujet d’effroi pour elle-même. Ces figures, qui se levaient par masses à son approche et comme de dessous terre où elles lui paraissaient couchées, laissaient échapper des gémissements qui n’avaient rien d’humain. Enfin elle arriva, non sans peine, dans un jardin dévasté dont les haies et les barrières étaient brisées. Arrêtée par une sentinelle, elle lui montra son gant. La lune ayant alors éclairé sa figure, la carabine échappa des mains du Chouan qui déjà mettait Marie en joue, mais qui, à son aspect, jeta le cri rauque dont retentissait la campagne. Elle aperçut de grands bâtiments où quelques lueurs indiquaient