Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoir contemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créature à laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Aucun de ces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme ; mais les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna vivement en laissant à Pille-miche sa victime.

— Dieu m’entendra marquis, je lui demanderai pour vous une belle journée sans lendemain !

Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avec une douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa un soupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visage semblable à celui d’un mort dont les yeux n’auraient pas été fermés.

La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs de cette tragédie ; aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut de l’étonnement des Chouans, et, sans sortir de son caractère, il leur dit en souriant tristement : — Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez un verre de vin à un homme qui va faire sa dernière étape.

Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces paroles prononcées avec une étourderie française qui devait plaire aux Vendéens, que Montauran reparut, et sa figure pâle, son regard fixe, glacèrent tous les convives.

— Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre les vivants en train.

— Ah ! dit le marquis en laissant échapper le geste d’un homme qui s’éveille, vous voilà, mon cher conseil de guerre !

Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour lui verser à boire.

— Oh ! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir, voyez-vous.

À cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant : — Allons, épargnons-lui le dessert.

— Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et je ne manque pas à mes rendez-vous.

— Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vous êtes libre ! Tenez, voilà un passeport. Les Chasseurs du Roi savent qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.

— Va pour la vie ! répondit Merle, mais vous avez tort, je vous