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privilèges plaisent à toutes les femmes, elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec toutes les facultés d’une âme forte contre une république tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avec le danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur des femmes ; elle le mit vingt fois à l’épreuve, en obéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proie comme le chat joue avec la souris qu’il a prise.

— En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle.

— Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi les départements insurgés et y institue des conseils de guerre, répondit le républicain.

— À quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vos regards ? dit-elle à Montauran qui l’examinait attentivement.

— À un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que ce puisse être, répondit-il à voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à haute voix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office du bourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouent avec la hache…

Elle regarda Montauran fixement ; puis, ravie d’être insultée par cet homme au moment où elle en tenait la vie entre ses mains, elle lui dit à l’oreille, en riant avec une douce malice : — Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas, je la garde.

Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cette inexplicable fille dont l’amour triomphait de tout, même des plus piquantes injures, et qui se vengeait par le pardon d’une offense que les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères, moins froids, et même une expression de mélancolie se glissa dans ses traits. Sa passion était déjà plus forte qu’il ne le croyait lui-même. Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gage d’une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser ; puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l’avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par ce sourire. Elle était si belle ! Elle savait si bien triompher des obstacles en amour ! Elle était si fort habituée à se jouer de tout, à marcher au hasard ! Elle aimait tant l’imprévu et les orages de la vie !

Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la grande