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Germain, vous m’avez rejetée dans mon ancienne carrière… On a mal à l’âme comme on a mal au corps. Seulement l’âme ne peut pas se laisser bêtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l’âme comme l’âme soutient le corps, et l’âme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturières. Tu m’as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m’épouserais. C’eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire ; car il y a des morts plus ou moins amères. Jamais le monde ne nous aurait acceptés.

Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va ! Une pauvre fille est dans la boue, comme j’y étais avant mon entrée au couvent ; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d’égards, ils la reçoivent à pied après être allés la chercher en voiture ; s’ils ne lui crachent pas à la figure, c’est qu’elle est préservée de cet outrage par sa beauté ; mais moralement, ils font pis. Eh ! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux êtres unis et heureux, a constamment salué madame de Staël, malgré ses farces, parce qu’elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l’argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu ; car j’aurais fait du bien… Oh ! combien de larmes aurais-je séchées !… autant je crois que j’en ai versé ! Oui, j’aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité.

Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat ? Dis-toi souvent : il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m’en vouloir, qui m’adoraient ; élève dans ton cœur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train ! Te souviens-tu du jour où tu m’as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maîtresse d’un poëte d’avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu’elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s’inquiétant d’un horrible carlin, le dernier des carlins ! Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hôtel ! je t’ai dit alors :