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pas de gouvernement possible. Il faut que les arrêts de la justice criminelle spéciale s’exécutent, autrement mes magistrats n’auraient plus de confiance en eux ni en moi. D’ailleurs, les soldats de ces gens-là sont morts, et ils étaient moins coupables que les chefs. Enfin, il faut apprendre aux femmes de l’Ouest à ne pas tremper dans les complots. C’est précisément parce que c’est une femme que l’arrêt frappe que la justice doit avoir son cours. Il n’y a pas d’excuse possible devant les intérêts du pouvoir. » Telle est la substance de ce que le Grand-Juge voulut bien répéter à Bordin de son entretien avec l’Empereur. En apprenant que la France et la Russie ne tarderaient pas à se mesurer, que l’Empereur serait obligé d’aller à sept cents lieues de Paris attaquer un pays immense et désert, Bordin comprit les véritables motifs de l’inclémence de l’Empereur. Pour obtenir la tranquillité dans l’Ouest, déjà plein de réfractaires, il parut nécessaire à Napoléon d’imprimer une profonde terreur. Aussi le Grand-Juge conseilla-t-il à l’avoué de ne plus s’occuper de ses clients…

— De sa cliente, dit Godefroid.

— Madame de La Chanterie était condamnée à vingt-deux ans de réclusion, dit Alain. Déjà transférée à Bicêtre, près de Rouen, pour subir sa peine, on ne devait s’occuper d’elle qu’après avoir sauvé son Henriette qui, depuis les affreux débats, lui était devenue si chère que, sans la promesse de Bordin de lui obtenir grâce de la vie, on ne croit pas que Madame aurait survécu au prononcé de l’arrêt. On trompa donc cette pauvre mère. Elle vit sa fille après l’exécution des condamnés à mort par l’arrêt, sans savoir que ce répit était dû à une fausse déclaration de grossesse.

— Ah ! je comprends tout !… s’écria Godefroid.

— Non, mon cher enfant, il est des choses qu’on ne devine pas. Madame a cru sa fille vivante pendant bien longtemps…

— Comment ?

— Voici. Quand madame des Tours-Minières apprit par Bordin le rejet de son recours en grâce, cette sublime petite femme eut le courage d’écrire une vingtaine de lettres datées de six mois en six mois postérieurement à son exécution, afin de faire croire à son existence, et d’y graduer les souffrances d’une maladie imaginaire jusqu’à la mort. Ces lettres embrassaient un laps de temps de deux années. Madame de La Chanterie fut donc préparée à la mort de sa fille, mais à une mort naturelle : elle n’en apprit le supplice qu’en