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un an s’était écoulé. À l’échéance, je vais trouver Bordin. Bordin prend le titre, fait protester et poursuivre. Les désastres éprouvés par les armées françaises avaient produit sur les fonds une dépréciation si forte, qu’on pouvait acheter cinq francs de rente pour sept francs. Ainsi, pour cent louis en or, j’aurais eu près de quinze cents francs de rente. Tous les matins, en prenant ma tasse de café, je disais à la lecture du journal : — « Maudit Mongenod ! Sans lui, je me ferais mille écus de rentes ! » Mongenod était devenu ma bête noire, je tonnais contre lui tout en me promenant par les rues. — « Bordin est là, me disais-je, il le pincera, et ce sera bien fait ! » Ma haine s’exhalait en imprécations, je maudissais cet homme, je lui trouvais tous les vices. Ah ! monsieur Barillaud avait bien raison dans ce qu’il m’en disait. Enfin, un matin, je vois entrer mon débiteur, pas plus embarrassé que s’il ne me devait pas un centime ; en l’apercevant, j’éprouvai toute la honte qu’il aurait dû ressentir. Je fus comme un criminel surpris en flagrant délit. J’étais mal à mon aise. Le Dix-huit Brumaire avait eu lieu, tout allait au mieux, les fonds montaient, et Bonaparte était parti pour aller livrer la bataille de Marengo. — Il est malheureux, monsieur, dis-je en recevant Mongenod debout, que je ne doive votre visite qu’aux instances d’un huissier. Mongenod prend une chaise et s’assied. — Je viens te dire, me répondit-il, que je suis hors d’état de te payer. — Vous m’avez fait manquer le placement de mon argent avant l’arrivée du premier consul, moment où je me serais fait une petite fortune… — Je le sais, Alain, me dit-il, je le sais. Mais à quoi bon me poursuivre et m’endetter en m’accablant de frais ? J’ai reçu des nouvelles de mon beau-père et de ma femme, ils ont acheté des terres, et m’ont envoyé la note des choses nécessaires à leur établissement, j’ai dû employer toutes mes ressources à ces acquisitions. Maintenant, sans que personne puisse m’en empêcher, je vais partir sur un vaisseau hollandais, à Flessingue, où j’ai fait parvenir toutes mes petites affaires. Bonaparte a gagné la bataille de Marengo, la paix va se signer, je puis sans crainte rejoindre ma famille, car ma chère petite femme est partie enceinte. — Ainsi, vous m’avez immolé à vos intérêts ?… lui dis-je. — Oui, me répondit-il, j’ai cru que vous étiez mon ami. En ce moment, je me sentis inférieur à Mongenod, tant il me parut sublime en disant ce simple mot si grand : — Ne vous l’ai-je pas dit ? reprit-il. N’ai-je pas été de la dernière franchise avec vous, là, à cette même place ?