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lant deux mille écus de rentes ! Et après avoir remis le dossier, il me rendit une lettre de change d’une somme équivalant à cent louis en or, exprimée en assignats, avec une lettre par laquelle Mongenod reconnaissait avoir reçu cent louis en or, et m’en devoir les intérêts — Me voilà donc en règle, dis-je à Bordin. — Il ne vous niera pas la dette, me répondit mon ancien patron ; mais où il n’y a rien, le roi, c’est-à-dire le Directoire perd ses droits. Je sortis sur ce mot. Croyant avoir été volé par un moyen qui échappe à la loi, je retirai mon estime à Mongenod et je me résignai très-philosophiquement.

— Si je m’appesantis sur ces détails si vulgaires et en apparence si légers, ce n’est pas sans raison, dit le bonhomme en regardant Godefroid, je cherche à vous expliquer comment je fus conduit à agir comme agissent la plupart des hommes, au hasard et au mépris des règles que les Sauvages observent dans les moindres choses. Bien des gens se justifieraient en s’appuyant sur un homme grave comme Bordin ; mais aujourd’hui, je me trouve inexcusable. Dès qu’il s’agit de condamner un de nos semblables en lui refusant à jamais notre estime, on ne peut s’en rapporter qu’à soi-même, et encore !… Devons-nous faire de notre cœur un tribunal où nous citions notre prochain ? Où serait la loi ? quelle serait notre mesure d’appréciation ? Ce qui chez nous est faiblesse ne sera-t-il pas force chez le voisin ? Autant d’êtres, autant de circonstances différentes pour chaque fait, car il n’est pas deux accidents semblables dans l’humanité. La Société seule a sur ses membres le droit de répression ; car celui de punition, je le lui conteste : réprimer lui suffit, et comporte d’ailleurs assez de cruautés.

— En écoutant les propos en l’air d’un Parisien, et en admirant la sagesse de mon ancien patron, je condamnai donc Mongenod, reprit le bonhomme en continuant son histoire après en avoir tiré ce sublime enseignement. On annonça les Péruviens. Je m’attendis à recevoir un billet de Mongenod pour la première représentation, je m’établissais une sorte de supériorité sur lui. Mon ami me semblait, à raison de son emprunt, une sorte de vassal qui me devait une foule de choses, outre les intérêts de mon argent. Nous agissons tous ainsi !… Non-seulement Mongenod ne m’envoya point de billet, mais je le vis venir de loin dans le passage obscur pratiqué sous le théâtre Feydeau, bien mis, élégant presque ; il feignit de ne pas m’avoir aperçu, puis, quand il m’eut dépassé,