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Sézanne et Brienne. Elle faisait souvent quinze lieues d’une seule traite avec Gothard, et revenait à Cinq-Cygne sans qu’on pût apercevoir sur son frais visage la moindre trace de fatigue ni de préoccupation. Elle avait d’abord surpris dans les yeux de ce petit vacher, alors âgé de neuf ans, la naïve admiration qu’ont les enfants pour l’extraordinaire ; elle en fit son palefrenier et lui apprit à panser les chevaux avec le soin et l’attention qu’y mettent les Anglais. Elle reconnut en lui le désir de bien faire, de l’intelligence et l’absence de tout calcul ; elle essaya son dévouement, et lui en trouva non seulement l’esprit, mais la noblesse, il ne concevait pas de récompense ; elle cultiva cette âme encore si jeune, elle fut bonne pour lui, bonne avec grandeur, elle se l’attacha en s’attachant à lui, en polissant elle-même ce caractère à demi sauvage, sans lui enlever sa verdeur ni sa simplicité. Quand elle eut suffisamment éprouvé la fidélité quasi canine qu’elle avait nourrie, Gothard devint son ingénieux et ingénu complice. Le petit paysan, que personne ne pouvait soupçonner, allait de Cinq-Cygne jusqu’à Nancy, et revenait quelquefois sans que personne sût qu’il avait quitté le pays. Toutes les ruses employées par les espions, il les pratiquait. L’excessive défiance que lui avait donnée sa maîtresse n’altérait en rien son naturel. Gothard, qui possédait à la fois la ruse des femmes, la candeur de l’enfant et l’attention perpétuelle du conspirateur, cachait ces admirables qualités sous la profonde ignorance et la torpeur des gens de la campagne. Ce petit homme paraissait niais, faible et maladroit ; mais une fois à l’œuvre il était agile comme un poisson, il échappait comme une anguille, il comprenait, à la manière des chiens, sur un regard ; il flairait la pensée. Sa bonne grosse figure, ronde et rouge, ses yeux bruns endormis, ses cheveux coupés comme ceux des paysans, son costume, sa croissance très retardée, lui laissaient l’apparence d’un enfant de dix ans. Sous la protection de leur cousine qui, depuis Strasbourg jusqu’à Bar-sur-Aube, veilla sur eux, messieux d’Hauteserre et de Simeuse, accompagnés de plusieurs autres émigrés, vinrent par l’Alsace, la Lorraine et la Champagne, tandis que d’autres conspirateurs, non moins courageux, abordèrent la France par les falaises de la Normandie. Vêtus en ouvriers, les d’Hauteserre et les Simeuse avaient marché, de forêt en forêt, guidés de proche en proche par des personnes choisies depuis trois mois dans chaque département par Laurence parmi les gens les plus dévoués aux Bourbons et les