Page:Balzac-Le député d'Arcis-1859.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’en deux ou trois circonstances nous avons vu héroïque, et cela presque sans qu’il ait l’air de s’en apercevoir, comme s’il n’habitait jamais que les hauteurs, et que la grandeur fût son élément ? Comment, en dépit de toutes les apparences contraires, cette Italienne ne lui serait rien ? Ainsi, au milieu de nos petites mœurs étiolées, il se trouverait encore des caractères assez forts pour courir sur le penchant des occasions les plus périlleuses sans jamais y tomber ! Quelle nature que celle qui peut ainsi traverser tous les buissons sans y rien laisser de sa laine ! Et de cet homme si exceptionnel je pensais à faire un ami !

Oh ! que je ne m’y jouerai pas ! qu’il vienne enfin à s’assurer, ce Dante Alighieri de la sculpture, que sa Béatrice ne lui sera jamais rendue et que, tout à coup, comme déjà il l’a fait une fois, il se retourne de mon côté ; mais que deviendrai-je ? Est-on jamais assurée contre la puissance de fascination que doivent exercer de pareils hommes ? Comme disait monsieur de Montriveau à la pauvre duchesse de Langeais, non-seulement : il ne faut pas toucher à la hache, mais il faut encore soigneusement s’en tenir à distance, de peur qu’un des rayons de ce fer poli et brillant ne vienne à vous frapper dans les yeux. Heureusement voilà monsieur de l’Estorade déjà mal disposé pour ce dangereux homme ; mais qu’il soit tranquille, monsieur le comte, j’aurai soin d’entretenir et de cultiver ce germe d’hostilité naissante. Après cela, si monsieur Dorlange venait à être nommé, lui et mon mari seront dans deux camps opposés, et la passion politique ; Dieu merci ! a souvent coupé court à des intimités plus anciennes et mieux installées que celle-ci. Mais il est le sauveur de votre fille ; mais vous aviez peur d’être aimée, et il ne songe pas à vous ; mais c’est un homme distingué par l’esprit et par la hauteur des sentiments et auquel vous n’avez pas un reproche à adresser ! Des raisons que tout cela ! chère madame, suffit qu’il me fait peur. Or, quand j’ai peur, je ne discute, ni ne raisonne, je regarde seulement si j’ai encore assez de jambes et d’haleine, et tout naïvement je me mets à fuir jusqu’à ce que je me sente en sûreté.