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L’HOMME DE COUR

pas au fond, ni ne sait pas goûter. La plupart des hommes vont à cause qu’ils voient aller les autres, et ne s’arrêtent qu’aux lieux où il y a grand concours. C’est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue, soit en la louant (car la louange est l’aiguillon du désir), soit en lui donnant un beau nom, qui est un beau moyen d’exalter ; mais il faut que tout cela se fasse sans affectation. N’écrire que pour les habiles gens, c’est un hameçon général, parce que chacun le croit être ; et, pour ceux qui ne le sont pas, la privation servira d’éperon au désir. Il ne faut jamais traiter ses projets de communs, ni de faciles, car c’est les faire passer pour triviaux. Tout le monde se plaît au singulier, comme étant plus désirable et au goût et à l’esprit.

CLI

Penser aujourd’hui pour demain, et pour longtemps.

La plus grande prévoyance est d’avoir des heures pour elle. Il n’y a point de cas fortuits pour ceux qui prévoient ; ni de pas dangereux pour ceux qui s’y attendent. Il ne faut pas attendre qu’on se noie pour penser au danger, il faut aller au-devant, et prévenir par une mûre considération tout ce qui peut arriver de pis. L’oreiller est une Sybille muette. Dormir sur une chose à faire vaut mieux que d’être éveillé par une chose faite. Quelques-uns font, et puis pensent ; ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients. D’autres ne pensent ni devant, ni après. Toute la vie doit être à pen-