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L’HOMME DE COUR

a coutume de se retirer dans une nuée, pour n’être point vu baisser, et, par ce moyen, laisser en doute s’il est couché ou non. C’est à lui de se soustraire aux accidents pour ne pas crever de fâcherie. Qu’il n’attende pas que la fortune lui tourne le dos, de peur qu’elle ne l’ensevelisse tout en vie, à l’égard de l’affliction qu’il en ressentirait, et, mort, à l’égard de sa réputation. Le bon cavalier lâche quelquefois la bride à son cheval, pour ne le pas cabrer, et ne pas servir de risée s’il venait à tomber au milieu de la carrière. Une beauté doit adroitement prévenir son miroir, en le rompant avant qu’il lui ait montré que ses attraits s’en vont.

CXI

Faire des amis.

Avoir des amis, c’est un second être ; tout ami est bon à son ami ; entre amis tout est agréable. Un homme ne peut valoir que ce qu’il plaît aux autres de le faire valoir. Pour leur en donner donc la volonté, il faut s’emparer de leur bouche par leur cœur. Il n’y a point de meilleur enchantement que les bons services ; le meilleur moyen d’avoir des amis est d’en faire ; tout ce que nous avons de bon dans la vie dépend d’autrui. L’on a à vivre avec ses amis, ou avec ses ennemis ; chaque jour, il en faut gagner un et, si l’on n’en fait pas son confident, se le rendre du moins bien affectionné ; car quelques-uns de ceux-là deviendront intimes, à force de les bien connaître.