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L’HOMME DE COUR

a rien de si grossier que l’ignorance ; ni rien qui rende si poli que le savoir. Mais la science même est grossière, si elle est sans art. Ce n’est pas assez que l’entendement soit éclairé, il faut aussi que la volonté soit réglée, et encore plus la manière de converser. Il y a des hommes naturellement polis, soit pour la conception, ou pour le parler ; pour les avantages du corps, qui sont comme l’écorce ; ou pour ceux de l’esprit, qui sont comme les fruits. Il y en a d’autres, au contraire, si grossiers que toutes leurs actions, et quelquefois même de riches talents qu’ils ont sont défigurés par la rusticité de leur humeur.

LXXXVIII

S’étudier à avoir les manières sublimes.

Un grand homme ne doit jamais être vétilleux en son procédé. Il ne faut jamais trop éplucher les choses, surtout celles qui ne sont guère agréables ; car, bien qu’il soit utile de tout remarquer en passant, il n’en est pas de même de vouloir expressément tout approfondir. Pour l’ordinaire, il faut procéder avec un dégagement cavalier, ce qui fait partie de la galanterie. Dissimuler est le principal moyen de gouverner. Il est bon de laisser passer quantité de choses qui surviennent dans le commerce de la vie, mais particulièrement parmi ses ennemis. Le trop est toujours ennuyeux, et dans l’humeur il est insupportable. C’est une espèce de fureur que d’aller chercher le chagrin, et, d’ordinaire, la manière est telle qu’est l’humeur dans laquelle on agit. Nos actions prennent