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L’HOMME DE COUR

LXXVII

S’accommoder à toutes sortes de gens.

Sage est le Protée qui est saint avec les saints, docte avec les doctes, sérieux avec les sérieux, et jovial avec les enjoués. C’est là le moyen de gagner tous les cœurs, la ressemblance étant le lien de la bienveillance. Discerner les esprits, et, par une transformation politique, entrer dans l’humeur et dans le caractère de chacun, c’est un secret absolument nécessaire à ceux qui dépendent d’autrui ; mais il faut pour cela un grand fonds. L’homme universel en connaissance et en expérience a moins de peine à s’y faire.

LXXVIII

L’art d’entreprendre à propos.

La folie entre toujours de volée, car tous les fous sont hardis. La même ignorance, qui les empêche premièrement de prendre garde à ce qui est nécessaire, leur ôte ensuite la connaissance des fautes qu’ils font. Mais la sagesse entre avec beaucoup de précaution, ses coureurs sont la réflexion et le discernement, qui font le guet pour elle, afin qu’elle avance sans rien risquer. La discrétion condamne toute sorte de témérités au précipice, quoique le bonheur les justifie quelquefois. Il faut aller à pas comptés où l’on se doute qu’il y a de la profondeur. C’est au jugement à essayer, et à la prudence à poursuivre. Il y a aujourd’hui de grands écueils dans le