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L’HOMME DE COUR

sure, tantôt à cause des partisans qu’elle avait. La vérité est connue de très peu de gens, les fausses opinions sont reçues de tout le reste du monde. Il ne faut pas juger d’un sage par les choses qu’il dit, attendu qu’alors il ne parle que par emprunt, c’est-à-dire par la voix commune, quoique son sentiment démente cette voix. Le sage évite autant d’être contredit que de contredire. Plus son jugement le porte à la censure, et plus il se garde de la publier. L’opinion est libre, elle ne peut ni ne doit être violentée. Le sage se retire dans le sanctuaire de son silence ; et, s’il se communique quelquefois, ce n’est qu’à peu de gens, et toujours à d’autres sages.

XLIV

Sympathiser avec les grands hommes.

C’est une qualité de héros que d’aimer les héros ; c’est un instinct secret que la nature donne à ceux qu’elle veut conduire à l’héroïsme. Il y a une parenté de cœurs et de génies, et ses effets sont ceux que le vulgaire ignorant attribue aux enchantements. Cette sympathie n’en demeure pas à l’estime, elle va jusqu’à la bienveillance, d’où elle arrive enfin à l’attachement ; elle persuade sans parler, elle obtient sans recommandation. Il y en a une active et une passive, et plus elles sont sublimes, plus elles sont heureuses. L’adresse est de les connaître, de les distinguer, et d’en savoir faire l’usage qu’il faut. Sans cette inclination, tout le reste ne sert de rien.