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L’HOMME DE COUR

remède, mais un sujet de chagrin. Quelques-uns commencent à voir quand il n’y a plus rien à voir. Ils ont défait leurs maisons et dissipé leurs biens avant que de se faire eux-mêmes. Il est difficile de donner de l’entendement à qui n’a pas la volonté d’en avoir, et encore plus de donner la volonté à qui n’a point d’entendement. Ceux qui les environnent jouent avec eux comme avec des aveugles, et toute la compagnie s’en divertit ; et d’autant qu’ils sont sourds pour ouïr, ils n’ouvrent jamais les yeux pour voir. Cependant, il se trouve des gens qui fomentent cette insensibilité, parce que leur bien-être consiste à faire que les autres ne soient rien. Malheureux le cheval dont le maître n’a point d’yeux ! Il sera difficile qu’il engraisse.

CCXXXI

Ne laisser jamais voir les choses
qu’elles ne soient achevées.

Tous les commencements sont défectueux, et l’imagination en reste toujours prévenue. Le souvenir d’avoir vu un ouvrage encore imparfait ne laisse pas la liberté de le trouver beau quand il est fait. Jouir tout à la fois d’un grand objet, c’est un obstacle à bien juger de chaque partie ; mais aussi c’est un plaisir qui remplit toute l’idée. Ce n’est rien avant que d’être tout ; et quand une chose commence d’être, elle est encore bien avant dans le rien. Voir apprêter le manger le plus exquis, cela provoque plus le dégoût que l’appétit. Que tout habile maître se garde donc bien de laisser voir ses ouvrages en embryon ;