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L’HOMME DE COUR


CCXXII

L’homme retenu a toute l’apparence d’être prudent.

La langue est une bête sauvage qu’il est très difficile de remettre à la chaine, quand une fois elle est échappée. C’est le pouls par où les sages connaissent la disposition de l’âme ; c’est là que les personnes intelligentes tâtent le mouvement du cœur. Le mal est que celui qui devait être le plus discret l’est le moins. Le sage s’épargne des chagrins et des engagements, et montre par là combien il est maître de soi-même ; il agit avec circonspection ; c’est un Janus en équivalent, et un Argus en discernement. Momus eût eu meilleure raison de dire qu’il manquait des yeux aux mains, que de dire qu’il fallait une petite fenêtre au cœur.

CCXXIII

N’être pas trop singulier, ni par affectation,
ni par inadvertance.

Quelques gens se font remarquer par leur singularité, c’est-à-dire par des actions de folie, qui sont plutôt des défauts que des différences ; et comme quelques-uns sont connus de tout le monde, à cause qu’ils ont quelque chose de très laid au visage, ceux-ci le sont par je ne sais quel excès qui paraît dans leur contenance. Il ne sert à rien de se singulariser, sinon à se faire passer pour un original impertinent ; ce qui pro-