Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
L’HOMME DE COUR

coûte peu ne vaut guère. L’application a manqué à quelques-uns, et même dans les plus hauts emplois. Tant il est rare de forcer son génie ! Aimer mieux être médiocre dans un emploi sublime qu’excellent dans un médiocre, c’est un désir que la générosité rend excusable. Mais celui-là ne l’est point, qui se contente d’être médiocre dans un petit emploi, lorsqu’il pourrait exceller dans un grand. Il faut donc avoir l’art et le génie, et puis l’application y met la dernière main.

XIX

N’être point trop prôné par les bruits de la renommée.

C’est le malheur ordinaire de tout ce qui a été bien vanté, de n’arriver jamais au point de perfection que l’on s’était imaginé. La réalité n’a jamais pu égaler l’imagination, d’autant qu’il est aussi difficile d’avoir toutes les perfections qu’il est aisé d’en avoir l’idée. Comme l’imagination a le désir pour époux, elle conçoit toujours beaucoup au delà de ce que les choses sont en effet. Quelque grandes que soient les perfections, elles ne contentent jamais l’idée. Et, comme chacun se trouve frustré de son attente, l’on se désabuse au lieu d’admirer. L’espérance falsifie toujours la vérité. C’est pourquoi la prudence doit la corriger, en faisant en sorte que la jouissance surpasse le désir. Certains commencements de crédit servent à réveiller la curiosité, mais sans engager l’objet. Quand l’effet surpasse l’idée et l’attente, cela fait plus d’honneur. Cette règle