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ennemi d’autrefois et maintenant son unique allié — son camarade d’âge, de craintes et de douleur : l’empire ottoman, qui n’est pas moins barbare qu’elle, mais peut-être plus honnête — et des ruines de ces deux empires naîtront, pour une vie nouvelle, une large liberté — les élus de la nouvelle civilisation : les Italiens, les Grecs, les Roumains, les Madjars et la grande nation slave réunie par les liens d’une fraternité commune. Maintenant la Pologne renaît. La Russie aussi ressuscite.

Oui, nous vivons une grande époque. Un nouvel esprit semble avoir soufflé sur les nations endormies, il appelle les peuples vivants à l’action et creuse une tombe aux mourants. Je sentais en moi de la vie, et j’ai fui de la Sibérie. Que ferai-je maintenant ? Que devons-nous entreprendre ?

Chaque homme a un champ d’action naturel, c’est sa patrie. Agir loin d’elle est un triste destin. Moi, j’en ai fait l’expérience pendant les années de révolution — je n’ai pu prendre racine ni en France ni en Allemagne. Or donc, gardant la brûlante sympathie de ma jeunesse pour le mouvement progressif du monde entier, je dois — pour ne pas dépenser en vain le reste de ma vie, — limiter mon action directe à la Russie, la Pologne et les Slaves. Ces trois nations sont indivisibles dans mon amour et ma croyance.

La Russie, tout le monde le sait, — est à la veille de graves révolutions. La malheureuse — et heureuse en même temps — guerre de Crimée terminée, — un air de printemps s’est répandu sur ses plaines glaciales et a même atteint les plus lointains confins de la Sibérie. La glace s’est fondue, la Russie a pu respirer après les trente années du règne de Nicolas. Elle a proclamé avec toute l’énergie de la jeunesse combien une régénération était indispensable. C’était un beau moment — tout respirait une vie nouvelle, tous avaient secoué leur torpeur — on n’avait même pas de haine pour le passé, on ne regardait que l’avenir, on croyait, on aimait. Mais — hélas ! — de tels moments fuient bien vite. Des sentiments, il faut passer à l’action. Que faire ? Où aller ? Que désirer, demander ? Mille questions surgirent, et chaque