Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/370

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

physiciens : « Ce qui est au delà du savoir, dit-il, soit matériellement, le fond de l’espace |203 sans bornes, soit intellectuellement, l’enchaînement des causes sans terme, est inaccessible ». Pourquoi cet enchaînement de causes sans terme paraît-il plus intellectuel à M. Littré que le fond de l’espace sans bornes ? Toutes les causes agissantes dans les mondes connus et inconnus, dans les régions infinies de l’espace aussi bien que sur notre globe terrestre, étant matérielles[1], pourquoi M. Littré semble-t-il

  1. L’intelligence animale se manifestant dans sa plus haute expression comme intelligence humaine, comme esprit, est le seul être intellectuel dont l’existence ait été réellement constatée, la seule intelligence que nous connaissions ; il n’en existe point d’autre sur la terre. Nous devons la considérer sans doute comme une des causes directement agissantes dans notre monde à nous ; mais, comme je l’ai déjà démontré, son action n’est nullement spontanée ; car loin d’être une cause absolue, elle est au contraire une cause essentiellement relative, dans ce sens qu’avant de devenir à son tour une cause d’effets relatifs, elle a été elle-même l’effet des causes matérielles qui ont produit l’organisme humain dont elle est une des fonctions ; et alors même qu’elle agit comme cause d’effets nouveaux dans le monde extérieur, elle continue encore d’être produite par l’action matérielle d’un organe matériel, le cerveau. Elle est donc, aussi bien que la vie organique d’une plante, — vie qui, produite par des causes matérielles, exerce une action naturelle et nécessaire sur son milieu, — une cause tout à fait matérielle. Nous ne l’appelons intellectuelle que pour distinguer son action spéciale, — qui consiste dans l’élaboration de ces abstractions que nous appelons les pensées et dans la détermination consciente de la volonté, — de l’action spéciale de la vie animale, qui consiste dans les phénomènes de la sensibilité, de l’irritabilité et du mouvement volontaire, et de l’action spéciale de la vie végétale, qui consiste dans les phénomènes de la nutrition. Mais |204 toutes ces trois actions, aussi bien que l’action mécanique, physique et chimique des corps inorganiques, sont également matérielles ; chacune est en même temps un effet matériel et une cause matérielle. Il n’y a point d’autres effets et d’autres causes ni dans notre monde à nous, ni dans l’immensité. Le matériel seul existe, et le spirituel est son produit. Malheureusement, ces mots matière, matériel, se sont formés à une époque où le spiritualisme dominait non seulement dans la théologie et dans la métaphysique, mais dans la science elle-même, ce qui fit que sous ce nom de matière on se forma une idée abstraite et complètement fausse de quelque chose qui serait non seulement étranger, mais absolument opposée l’esprit ; et c’est précisément cette manière absurde d’entendre la matière qui prévaut, encore aujourd’hui, non seulement chez les spiritualistes, mais même chez beaucoup de matérialistes. C’est pourquoi beaucoup d’esprits contemporains repoussent avec horreur cette vérité, incontestable pourtant, que l’esprit n’est autre chose qu’un des produits, qu’une des manifestations |205 de ce que nous appelons la matière. Et en effet, la matière prise dans cette abstraction, comme être mort et passif, ne pourrait produire rien du tout, pas même le monde végétal, sans parler du monde animal et intellectuel. Pour nous, la matière n’est pas du tout ce substratum inerte produit par l’humaine abstraction : c’est l’ensemble réel de tout ce qui est, de toutes les choses réellement existantes, y compris les sensations, l’esprit et la volonté des animaux et des hommes. Le mot générique pour la matière ainsi conçue serait l’Être, l’Être réel qui est le devenir en même temps : c’est-à-dire le mouvement toujours et éternellement résultant de la somme infinie de tous les mouvements partiels jusqu’aux infiniment petits, l’ensemble total des actions et des réactions mutuelles et des transformations incessantes de toutes les choses qui se produisent et qui disparaissent tour à tour, la production et la reproduction éternelle du Tout par chaque point et de chaque point par le Tout, la causalité mutuelle et universelle.
    Au delà de cette idée qui est en même temps positive et abstraite, nous ne pouvons rien comprendre, parce qu’en dehors d’elle il ne reste rien à comprendre. Comme elle embrasse tout, elle n’a point d’extérieur, elle n’a qu’un intérieur immense, infini, que dans la mesure de nos forces nous devons nous efforcer de comprendre. Et dès le début de la science réelle nous trouvons une vérité précieuse, découverte par l’expérience universelle et constatée parla réflexion, c’est-à-dire par la généralisation de cette expérience ; cette vérité : que toutes les choses et tous les êtres réellement existants, quelles que soient leurs différences mutuelles, ont des propriétés communes, des propriétés mathématiques, mécaniques, physiques et chimiques, qui constituent proprement toute leur essence. Toutes les choses, tous les corps occupent d’abord un espace ; tous sont pesants, chauds, lumineux, électriques, et tous subissent des transformations chimiques. Aucun être réel n’existe en dehors de ces conditions-là, aucun ne peut exister sans ces propriétés essentielles qui constituent son mouvement, son action, ses transformations incessantes. Mais |206 les choses intellectuelles, dira-t-on, les institutions religieuses, politiques, sociales, les productions de l’art, les actes de la volonté, enfin les idées, existent bien en dehors de ces conditions ? Pas du tout. Tout cela n’a de réalité que dans le monde extérieur et que dans les rapports des hommes entre eux, et tout cela n’existe qu’à des conditions géographiques, climatologiques, ethnographiques, économiques évidemment matérielles. Tout cela est un produit combiné de circonstances matérielles et du développement des sentiments, des besoins humains, des aspirations et de la pensée humaines. Mais tout ce développement, comme je l’ai déjà maintes fois répété et démontré, est le produit de notre cerveau, qui est un organe tout à fait matériel du corps humain. Les idées les plus abstraites n’ont d’existence réelle que pour les hommes, en eux et par eux. Écrites ou imprimées dans un livre, elles ne sont rien que des signes matériels, un assemblage de lettres matérielles et visibles dessinées ou imprimées sur quelques feuilles de papier. Elles ne deviennent des idées que lorsqu’un homme quelconque, un être corporel s’il en fut, les lit, les comprend et les reproduit dans son propre esprit ; donc l’intellectualité exclusive des idées est une grande illusion ; elles sont autrement matérielles, mais tout aussi matérielles, que les êtres matériels les plus grossiers. En un mot, tout ce qu’on appelle le monde spirituel, divin et humain, se réduit à l’action combinée du monde extérieur et du corps humain, qui, de toutes les choses existantes sur cette terre, présente l’organisation matérielle la plus compliquée et la plus complète. Mais le corps humain présente les mêmes propriétés mathématiques, mécaniques et physiques, et se trouve aussi bien soumis à l’action chimique, que tous les autres corps existants. Plus que cela, chaque corps composé : animal, végétal, ou inorganique, peut être décomposé par l’analyse chimique en un certain nombre de corps élémentaires ou simples, qui sont acceptés comme tels parce qu’on n’est pas encore arrivé à les décomposer en corps plus simples. Voici donc les vrais éléments constitutifs du monde réel, y compris le monde humain, individuel et social, intellectuel et divin. Ce n’est pas cette matière uniforme, informe et abstraite dont nous parlent la Philosophie positive et la métaphysique matérialiste ; c’est l’assemblage indéfini d’éléments ou de corps simples, dont chacun possède toutes les propriétés mathématiques, mécaniques et physiques, et dont chacun se distingue par des actions chimiques qui lui sont particulières. Reconnaître tous les éléments réels ou corps |207 simples dont les combinaisons diverses constituent tous les corps composés organiques et inorganiques qui remplissent l’univers ; reconstituer, par la pensée et dans la pensée, à l’aide de toutes les propriétés ou actions inhérentes à chacun, et en n’admettant jamais aucune théorie qui ne soit sévèrement vérifiée et confirmée par l’observation et par l’expérimentation les plus rigoureuses, reconstituer, dis-je, ou reconstruire mentalement tout l’univers avec l’infime diversité de ses développements astronomiques, géologiques, biologiques et sociaux : tel est le but idéal et suprême de la science, un but que ni aucun homme, ni aucune génération ne réaliseront sans doute jamais, mais qui, restant néanmoins l’objet d’une tendance irrésistible de l’esprit humain, imprime à la science, considérée dans sa plus haute expression, une sorte de caractère religieux, nullement mystique ni surnaturel, un caractère tout à fait réaliste et rationnel, mais exerçant en même temps sur ceux qui sont capables de la ressentir toute l’action exaltante des aspirations infinies. (Note de Bakounine.)