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peut nullement impliquer la responsabilité de l’individu qui la prend[1].

  1. Voilà deux jeunes gens, apportant dans la société deux natures différentes développées par deux éducations différentes, ou seulement deux différentes natures, développées par la même éducation. L’un prend une résolution virile, pour me servir de cette expression favorite de M. Gambetta ; l’autre n’en prend aucune ou en prend une mauvaise. Y a-t-il, dans le sens juridique de ces mots, un mérite de la part du premier et une faute de la part du second ? Oui, si l’on veut m’accorder que ce mérite et cette faute sont également involontaires, également des produits de l’action combinée et fatale de la nature et de l’éducation, et qui par conséquent constituent, tous les deux, l’un non proprement un mérite, l’autre non proprement une faute, mais deux faits, deux |134 résultats différents et dont l’un est conforme à ce que, dans un moment donné de l’histoire, nous appelons le vrai, le juste et le bon, et l’autre à ce qui dans le même moment historique est réputé être le mensonge, l’injustice et le mal. Poussons cette analyse plus loin. Prenons deux jeunes gens doués de natures à peu près égales et ayant reçu la même éducation. Supposons que, se trouvant aussi dans une position sociale à peu près égale, ils aient pris tous les deux une bonne résolution. L’un se maintient et se développe toujours davantage dans la direction qu’il s’est imposée à lui-même. L’autre s’en détourne et succombe. Pourquoi ? Quelle est la raison de cette différence de dénouement ? Il faut la chercher soit dans la différence de leurs natures et de leurs tempéraments, quelque imperceptible que cette différence ait pu paraître d’abord ; soit dans l’inégalité qui existait déjà entre le degré de force intellectuelle et morale acquis par chacun au moment où tous les deux ont commencé leur existence libre ; soit enfin dans la différence de leurs conditions sociales et des circonstances qui ont influé plus tard sur l’existence et sur le développement de chacun ; car tout effet a une cause, d’où il résulte clairement qu’à chaque instant de sa vie, que dans chacune de ses pensées, dans ses actes, l’homme avec sa conscience, son intelligence et sa volonté, se trouve toujours déterminé par une foule d’actions ou de causes tant extérieures qu’intérieures, mais également indépendantes de lui-même, et qui exercent sur lui une domination fatale, implacable. Où est donc sa responsabilité ?
    Un homme manque de volonté ; on lui en fait honte et on lui dit qu’il doit en avoir une, qu’il doit se donner une volonté. Mais comment se la donnera-t-il ? Par un acte de sa volonté ? C’est dire qu’il doit avoir la volonté d’avoir une volonté : ce qui constitue évidemment un cercle vicieux, une absurdité.
    Mais, dira-t-on, en niant le principe de la responsabilité de l’homme, ou plutôt en constatant le fait de l’irresponsabilité humaine, ne détruisez-vous pas les bases de|135 toute morale ? Cette crainte et ce reproche sont parfaitement justes s’il s’agit de la morale théologique et métaphysique, de cette morale divine qui sert, sinon de base, au moins de consécration et d’explication au droit juridique. (Nous verrons plus tard que les faits économiques constituent les seules bases réelles de ce droit.) Ils sont injustes s’il s’agit de la morale purement humaine et sociale. Ces deux morales, comme nous le verrons plus tard, s’excluent ; la première n’étant idéalement rien que la fiction et en réalité la négation de la seconde, et cette dernière ne pouvant triompher que parla radicale destruction de la première. Donc, loin de m’effrayer de cette destruction de la morale théologique et métaphysique, que je considère comme un mensonge aussi historiquement naturel que fatal, je l’appelle au contraire de tous mes vœux, et j’ai l’intime conviction de faire bien en y coopérant dans la mesure de mes forces.
    On dira encore qu’en attaquant le principe de la responsabilité humaine, je sape le fondement principal de la dignité humaine. Ce serait parfaitement juste si cette dignité consistait dans l’exécution de tours de force surhumains impossibles et non dans le plein développement théorique et pratique de toutes nos facultés et dans la réalisation aussi complète que possible de la mission qui nous est tracée et pour ainsi dire imposée par notre |136 nature. La dignité humaine et la liberté individuelle telles que les conçoivent les théologiens, les métaphysiciens et les juristes, dignité et liberté fondées sur la négation en apparence si fière de la nature et de toute dépendance naturelle, nous conduisent logiquement et tout droit à l’établissement d’un despotisme divin, père de tous les despotismes humains ; la fiction théologique, métaphysique et juridique de l’humaine dignité et de l’humaine liberté a pour conséquence fatale l’esclavage et l’abaissement réels des hommes sur la terre. Tandis que les matérialistes, en prenant pour point de départ la dépendance fatale des hommes vis-à-vis de la nature et de ses lois et par conséquent leur irresponsabilité naturelle, aboutissent nécessairement au renversement de toute autorité divine, de toute tutelle humaine, et par conséquent à l’établissement d’une réelle et complète liberté pour chacun et pour tous. Telle est aussi la raison pourquoi tous les réactionnaires, à commencer par les souverains les plus despotiques jusqu’aux républicains bourgeois en apparence les plus révolutionnaires, se montrent aujourd’hui des partisans si ardents de l’idéalisme théologique, métaphysique et juridique, et pourquoi les socialistes-révolutionnaires conscients et sincères ont arboré le drapeau du matérialisme.
    Mais votre théorie, dira-t-on, explique, excuse, légitime et encourage tous les vices, tous les crimes. Elle les explique, oui ; elle les légitime en ce sens qu’elle montre comment les crimes et les vices sont des effets naturels de causes naturelles. Mais elle ne les encourage aucunement ; au contraire, ce n’est que par l’application la plus large de cette théorie à l’organisation de la société humaine qu’on pourra les combattre et qu’on parviendra à les extirper, en attaquant non tant les individus qui en sont affectés, que les causes naturelles dont ces vices et ces crimes sont les produits naturels et fatals.
    |137 Enfin, dira-t-on, voilà deux hommes : l’un plein de qualités, l’autre plein de défauts ; le premier, honnête, intelligent, juste, bon scrupuleux observateur de tous les devoirs humains et respectant tous les droits ; le second, un voleur, un brigand, un menteur effronté, un violateur cynique de tout ce qui est sacré pour les hommes ; et, dans la vie politique, l’un un républicain ; l’autre, un Napoléon III, un Mouravief ou un Bismarck. Direz-vous qu’il n’y ait aucune différence à faire entre eux ?
    Non, je ne le dirai pas. Mais cette différence, je la fais déjà dans mes rapports quotidiens avec le monde animal. Il y a des bêtes excessivement dégoûtantes, malfaisantes, d’autres très utiles et très nobles. J’ai de l’antipathie et un dégoût prononcé pour les unes, et beaucoup de sympathie pour les autres. Et pourtant je suis bien que ce n’est pas la faute d’un crapaud s’il est un crapaud, d’un serpent venimeux s’il est un serpent venimeux, ni la faute du cochon s’il trouve une immense volupté à se vautrer dans la fange ; mais aussi que ce n’est pas le propre mérite du cheval, dans le sens volontaire de ce mot, s’il est un beau cheval ; ni celui du chien, s’il est un animal intelligent et fidèle ; ce qui ne m’empêche nullement d’écraser le reptile et de chasser le cochon dans sa fange, ni d’aimer et d’estimer beaucoup le cheval et le chien.
    Dira-t-on que je suis injuste ? Pas du tout. Je reconnais que les uns, considérés au point de vue de la nature ou de la causalité universelle, sont aussi innocents de ce que j’appelle, moi, leurs défauts, que les autres le sont de leurs qualités. Dans le monde naturel, il n’y a proprement, au sens moral de ces mots, ni qualités ni défauts, mais des propriétés naturelles plus ou moins bien ou mal développées dans les différentes espèces et variétés animales, |138 aussi bien que dans chaque individu pris à part. Le mérite de l’individu animal consiste uniquement en ceci, qu’il est un exemplaire bien réussi, complètement développé, dans son espèce et dans sa variété ; et l’unique mérite de ces lieux dernières, c’est d’appartenir à un ordre d’organisation relativement supérieur. Le défaut, pour l’individu animal, c’est d’être un exemplaire mal réussi, imparfaitement développé ; et pour la variété et l’espèce, c’est d’appartenir à un ordre d’organisation inférieur. Si un serpent appartenant à une classe excessivement venimeuse, l’était peu, ce serait donc un défaut ; s’il l’est beaucoup, c’est une qualité.
    En établissant entre les animaux de différentes espèces une sorte de différence judiciaire, en déclarant les uns dégoûtants, antipathiques et méchants ; les autres, bons, sympathiques et utiles, je ne les juge donc pas au point de vue absolu, naturel, mais au point de vue relatif, tout humain, de leurs rapports avec moi. Je reconnais que les uns me sont désagréables, nuisibles, et qu’au contraire les autres me sont agréables, utiles. Tout le monde ne fait-il pas en réalité la même chose dans les jugements que chacun porte sur les hommes ? Un homme appartenant à cette variété sociale qu’on appelle les brigands, les voleurs, proclamera les Mandrins et les Troppmanns comme les premiers hommes du monde ; les diplomates et les argumentateurs du sabre ne se possèdent pas d’aise en parlant de Napoléon III ou de Bismarck ; les prêtres adorent Loyola ; les bourgeois ont pour idéal soit Rothschild, soit M. Thiers. Puis il y a des variétés mixtes, qui cherchent leurs héros dans les hommes équivoques, d’un caractère moins tranché : les Ollivier, les Jules Favre. Chaque variété sociale, en un mot, possède une mesure morale qui lui est toute particulière et qu’elle applique à tous les hommes en les jugeant. Quant à la mesure universellement humaine, elle n’existe encore pour tout le monde qu’à l’état de phrase banale, sans qu’aucun songe à l’appliquer d’une manière sérieuse et réelle.
    Cette loi générale de la morale humaine existe-t-elle en réalité ? Oui, sans doute, elle |130 existe. Elle est fondée sur la nature même de l’homme non en tant qu’être exclusivement individuel, mais en tant qu’être social ; elle constitue proprement la nature et par conséquent aussi le vrai but de tous les développements de l’humaine société, et elle se distingue essentiellement de la morale théologique, métaphysique et juridique par ceci, qu’elle n’est point une morale individuelle, mais sociale. — J’y reviendrai donc en parlant de la société. (Note de Bakounine.)