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massacres d’Avignon (octobre 1791), qui ouvrirent l’ère des assassinats politiques en France, furent dirigés et aussi exécutés en partie, d’un côté, par les prêtres, les nobles, et, de l’autre, par des bourgeois. Les tueries de la Vendée, exécutées par des paysans, furent également commandées par la réaction de la noblesse et de l’Église coalisées. Les ordonnateurs des massacres de Septembre furent tous, sans exception, des bourgeois, et ce qu’on connaît moins, c’est que les initiateurs de l’exécution elle-même, la majorité des massacreurs principaux, appartinrent également à cette classe[1]. Collot d’Herbois, Panis, l’a-

  1. Pour le prouver, je cite le témoignage de M. Michelet ;
    « On eût pu fort aisément massacrer les prisonniers dans leur prison : mais la chose n’eût pu être présentée alors comme un acte |84 spontané du peuple. Il fallait qu’il y eût une apparence de hasard ; s’ils avaient fait la route à pied, le hasard eût servi plus vite l’intention des massacreurs ; mais ils demandèrent des fiacres. Les vingt-quatre prisonniers se placèrent dans six voitures ; cela les protégeait un peu. Il fallait que les massacreurs trouvassent moyen ou d’irriter les prisonniers à force d’outrages, au point qu’ils perdissent patience, s’emportassent, oubliant le soin de leur vie, parussent avoir provoqué, mérité leur malheur ; ou bien encore, il fallait irriter le peuple, soulever sa fureur contre les prisonniers ; c’est ce qu’on essaya de faire d’abord. La procession lente des six fiacres eut tout le caractère d’une cruelle exhibition : « Les voilà », criaient les massacreurs ; « les voilà, les traîtres ! ceux qui ont livré Verdun, à ceux qui allaient égorger vos femmes et vos enfants… Allons, aidez-nous, tuez-les ! »
    « Cela ne réussissait point. La foule s’irritait, il est vrai, aboyait autour, mais n’agissait pas. On n’obtint aucun résultat le long du quai, ni dans la traversée du Pont-Neuf, ni dans la rue Dauphine. On arrivait au carrefour Buci, près de l’Abbaye, sans avoir pu lasser la patience des prisonniers, ni décider le peuple à mettre la main sur eux. On allait entrer en prison, il n’y avait pas de temps à perdre. Si on les tuait, arrivés, sans que la chose fût préparée par quelque démonstration quasi-populaire, il allait devenir visible qu’ils périssaient par ordre et du fait de l’autorité. Au carrefour, où se trouvait dressé le théâtre des enrôlements, il y avait beaucoup d’encombrement, une grande foule. Là, les massacreurs, profitant de la confusion, prirent leur parti, et commencèrent à lancer des coups de sabre et des coups de pique tout au travers des voitures. Un prisonnier qui avait une canne, soit instinct de défense, soit mépris pour ces misérables qui frappaient des gens désarmés, lança à l’un d’eux un coup de canne au visage. Il fournit ainsi le prétexte qu’on attendait. Plusieurs furent tués dans les voitures mêmes, d’autres en descendant à la cour de l’Abbaye… Ce fut le premier massacre…
    « Le massacre continuait à l’Abbaye. Il est curieux de savoir quels étaient les massacreurs ?
    « Les premiers, nous l’avons vu, avaient été des fédérés marseillais, avignonnais et autres du Midi, auxquels se joignirent, si l’on en croit la tradition, quelques garçons |85 bouchers, quelques gens de rudes métiers, de jeunes garçons surtout, des gamins déjà robustes et en état de mal faire, des apprentis qu’on élève cruellement à force de coups, et qui, en de pareils jours, le rendent au premier venu ; il y avait entre autres un petit perruquier qui tua plusieurs hommes de sa main.
    « Toutefois, l’enquête qui se fit plus tard contre les septembriseurs ne mentionne ni l’une, ni l’autre de ces deux classes, ni les soldats du Midi, ni la tourbe populaire, qui, sans doute, s’étant écoulée, ne pouvait plus se trouver. Elle désigne uniquement des gens établis sur lesquels on pouvait remettre la main, en tout cinquante trois personnes du voisinage, presque tous marchands de la rue Sainte-Marguerite et des rues voisines. Ils sont de toutes professions : horloger, limonadier, charcutier, fruitier, savetier, layetier, boulanger, etc. Il n’y a qu’un seul boucher établi. Il y a plusieurs tailleurs, dont deux allemands ou peut-être alsaciens.
    « Si l’on en croit cette enquête, ces gens se seraient vantés non seulement d’avoir tué un grand nombre de prisonniers, mais d’avoir exercé sur les cadavres des atrocités effroyables.
    « Ces marchands des environs de l’Abbaye, voisins des Cordeliers, de Marat, et sans doute ses lecteurs habituels, étaient-ils une élite de maratistes que la Commune appela pour compromettre la garde nationale dans le massacre, le couvrir de l’uniforme bourgeois, empêcher que la grande masse de la garde nationale n’intervint pour arrêter l’effusion de sang ? Cela n’est pas invraisemblable.
    « Cependant il n’est pas absolument nécessaire de recourir à cette hypothèse. Ils déclarèrent eux-mêmes, dans l’enquête, que les prisonniers les insultaient, les provoquaient tous les jours à travers les grilles, qu’ils les menaçaient de l’arrivée des Prussiens et des punitions qui les attendaient.
    « La plus cruelle, déjà on la ressentait : c’était la cessation absolue du commerce, les faillites, la fermeture des boutiques, la ruine et la faim, la mort de Paris. L’OUVRIER SUPPORTE SOUVENT MIEUX LA FAIM QUE LE BOUTIQUIER LA FAILLITE. Cela tient à bien des causes, à une surtout dont il faut tenir |86 compte : c’est qu’en France, ce n’est pas un simple malheur (comme en Angleterre et en Amérique) mais la perte de l’honneur (*). Faire honneur à ses affaires est un proverbe français et qui n’existe qu’en France. LE BOUTIQUIER EN FAILLITE, ici, DEVIENT TRÈS FÉROCE.
    « Ces gens-là avaient attendu trois ans que la Révolution prît fin, ils avaient cru un moment que le roi la finirait en s’appuyant sur La Fayette. Qui l’en avait empêché, sinon les gens de cour, les prêtres qu’on tenait dans l’Abbaye ? « Ils nous ont perdus et se sont perdus, » disaient ces marchands furieux ; « qu’ils meurent maintenant ! »
    « Nul doute que la panique n’ait été pour beaucoup dans leur fureur. Le tocsin leur troublait l’esprit — (comme aujourd’hui les chants patriotiques dont les ouvriers de Lyon et de Marseille remplissent les rues et qui empêchent les boutiquiers de dormir), — le canon que l’on tirait leur produisait l’effet du canon des Prussiens. Ruinés, désespérés, ivres de rage et de peur, ils se jetèrent sur l’ennemi, sur celui du moins qui se trouvait à leur portée, désarmé, peu difficile à vaincre, et qu’ils pouvaient tuer à leur aise, presque sans sortir de chez eux. (Histoire de la Révolution française, par J. Michelet, tome IV.) — On dirait que M. Michelet a écrit ces pages après avoir été le témoin des journées de juin et des horribles massacres accomplis froidement par les bourgeois de Paris, sur des ouvriers désarmés, pendant les jours qui suivirent. (Note de Bakounine.)
    Il n’est pas besoin de faire remarquer combien la façon dont Michelet interprète le mouvement des journées de Septembre — ce magnifique élan qui a entraîna au-devant de l’ennemi tous les citoyens français », au point que le Conseil général de la Commune dut inviter « les ouvriers des professions de nécessité première » à rester à Paris (Arrêté du Conseil général du 8 septembre 1792) — est contraire à la réalité. Il y a chez Michelet un parti pris de dénigrement ; il ne sait pas voir les choses telles qu’elles furent, il veut absolument les voir telles que son imagination malade, qu’habitent des fantômes, les présente à son regard d’halluciné. De son côté, Bakounine oublie que lui-même avait écrit, peu de semaines avant : « Prenez les armes, anéantissez les Prussiens de l’intérieur, pour qu’il n’en reste plus un seul derrière vous, et courez à la défense de Paris ». La plupart des jugements de Bakounine sur la Révolution française — par exemple son appréciation exagérée du rôle de Danton (p. 121) — sont empruntés à Michelet, — J. G.
    (*) M. Michelet se trompe, ce n’est point la perte de l’honneur qui inquiète le boutiquier, mais la perte du crédit et la blessure faite à la vanité bourgeoise. Le boutiquier tient si peu à son honneur, qu’il ne demande pas mieux que de manquer à tous ses engagements, s’il peut le faire en gagnant et non en perdant. Quant à son honneur, il se manifeste complètement dans le faux poids et dans la fausse mesure, aussi bien que par l’empoisonnement et la détérioration lucrative de toutes ses marchandises. (M. B.)