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propre nom, mais au nom et par la toute-puissance de l’État[1].

  1. C’est précisément dans cette situation que se trouvent encore aujourd’hui l’Église et la noblesse en Allemagne. Ont également tort ceux qui parlent de l’Allemagne comme d’un pays féodal et ceux qui en parlent comme d’un État moderne : elle n’est ni féodale, ni tout à fait moderne. Elle n’est plus féodale, puisque la noblesse y a perdu depuis longtemps toute puissance séparée de l’État, et jusqu’au souvenir de son ancienne indépendance politique. Les derniers vestiges de la féodalité, représentés par les nombreux souverains de l’Allemagne, membres de la défunte Confédération germanique, vont disparaître bientôt. La Prusse est devenue très puissante et elle a bon appétit. Elle n’a fait qu’un déjeuner de ce pauvre roi de Hanovre, tous les |266 autres ensemble lui fourniront le dîner. Quant à la noblesse allemande, elle ne demande pas mieux que d’être asservie et que de servir. En la voyant faire, on dirait qu’elle n’a jamais fait d’autre métier. Laquais de grande maison, de maison princière si l’on veut, voilà sa nature. Elle en a la subordination, le zèle, l’arrogance, la passion. En retour de ces dispositions admirables, elle administre et gouverne toute l’Allemagne. Prenez l’almanach de Gotha, et voyez combien, parmi cette foule innombrable de fonctionnaires militaires et civils qui font la puissance et l’honneur de l’Allemagne, il y a de bourgeois ? À peine un sur vingt ou sur trente. Si donc l’État moderne signifie un État gouverné par les bourgeois, l’Allemagne n’est point moderne. Sous le rapport du gouvernement, elle en est encore au dix-huitième et au dix-septième siècle. Elle n’est moderne qu’au point de vue économique ; sous ce rapport, en Allemagne comme partout, ce qui domine, c’est le capital bourgeois. La noblesse allemande ne représente plus de système économique distinct de celui de la bourgeoisie. Ses rapports féodaux avec la terre et avec les travailleurs de la terre, fortement ébranlés par les réformes mémorables du baron de Stein en Prusse, ont été en plus grande partie emportés par les agitations politiques de 1830 et par la tourmente révolutionnaire de 1848 surtout. Il n’y a plus que le Mecklenburg, je pense, où ils se soient conservés, à moins qu’on ne veuille tenir compte de quelques majorats qui se maintiennent encore dans quelques grandes familles princières, et qui ne peuvent manquer de disparaître bientôt devant la toute-puissance envahissante du capital bourgeois. Contre cette toute-puissance, ni le comte de Bismarck avec toute son habileté satanique, ni le général Moltke avec toute sa |266 science stratégique, ni même leur empereur croquemitaine avec son armée chevaleresque, ne sauraient prévaloir, ni même lutter. La politique qu’ils feront sera sûrement favorable au développement des intérêts bourgeois et de l’économie moderne. Seulement cette politique sera faite non par les bourgeois, mais presque exclusivement par les nobles. En paraphrasant un mot célèbre, on peut caractériser cette politique ainsi :
    Tout pour les bourgeois, rien par eux.

    Car il ne faut pas se laisser induire en erreur par tous ces parlements allemands, tant particuliers que fédéraux, où les bourgeois sont appelés à voter. Il faut avoir la pédantesque naïveté des bourgeois allemands pour prendre ces jeux d’enfants au sérieux. Ce sont autant d’académies où on les laisse bavarder, pourvu qu’ils volent ce qu’on leur ordonne de voter ; et ils ne manquent jamais de voter comme on veut. Mais lorsqu’ils s’avisent de faire les récalcitrants, alors on se moque d’eux, comme le comte de Bismarck l’a fait pendant tant d’années de suite avec le parlement de la Prusse. Insulter le bourgeois est un plaisir qu’un Junker prussien ne se refuse jamais. Donc, pour me résumer, telle est la situation actuelle de l’Allemagne : c’est l’État absolu, despotique, tel qu’il s’est formé après la guerre de Trente ans, se servant, pour opprimer les masses, presque exclusivement de la noblesse et du clergé, et continuant à se moquer des bourgeois, à les maltraiter, à les insulter, mais faisant néanmoins leurs affaires. C’est pourquoi les bourgeois allemands, qui sont d’ailleurs aguerris aux insultes, se garderont bien de se révolter jamais contre lui. (Note de Bakounine.)