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colosse. Elle lui portait son or, sans compter. Elle envoyait même ses vaisseaux à Kiel, saluer Guillaume II, car, à ce moment, dans l’esprit de la politique russe, l’alliance devait servir de transition à une entente entre Pétersbourg, Berlin et Paris. La France l’ignorait et d’ailleurs ne l’eût pas cru. Le symbole de l’alliance, c’était la revanche pour les uns. Pour les autres, c’était au moins la protection contre l’Allemagne. Et le symbole était le plus fort.

C’est pourquoi, au bout de peu de temps, une politique renouvelée de Jules Ferry put être reprise sous le couvert de la Russie. Des modérés, des républicains décents s’étaient laissés tenter à leur tour. L’alliance, croyaient-ils, stabilisait l’Europe. Elle était donc propice à de vastes desseins exotiques. Alors on se jeta dans la politique « mondiale », nouveau nom de la politique coloniale. S’aperçut-on, en France, que le ferrysme recommençait ? Nullement. L’alliance russe dissimulait, embellissait tout. La France ne voyait pas que, pour la seconde fois, elle se rapprochait insensiblement de l’Allemagne et qu’elle allait droit à un conflit avec l’Angleterre. Soudain, c’est Fachoda. Le vaisseau a touché un écueil et toute l’armature en tremble. Quel sentiment prévalut alors chez le peuple français ? Il le distinguait mal lui-même. Sans doute il y avait l’humiliation du recul. Il y avait aussi la révélation d’un péril couru sans que personne l’eût vu venir, le sentiment juste que cette lutte inégale de la France, avec ses escadres négligées, contre la première puissance maritime du monde, eût été une folie désastreuse, un crime contre la raison, après lequel l’Allemagne, sur le continent, nous eût tenus à sa merci. Nous venions de côtoyer un abîme…

Fachoda signifiait une chose grave : c’est qu’il n’y avait pas de neutralité possible en Europe pour la France. Entre l’Allemagne et l’Angleterre, il fallait opter. Pas de repos : l’abdication elle-même était une chimère et la triade germano-franco-russe rêvée à Pétersbourg n’eût conduit qu’à d’autres complications. En cette fin du dix-neuvième siècle, l’Europe se cherchait, et dans quelle obscurité ! Depuis 1871, on peut dire qu’elle avait essayé de tout pour composer avec l’existence d’une grande Allemagne et pour s’adapter à cet immense fait nouveau. En vain ! Quelque chose de plus fort que les volontés