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oublié : ni la pièce pour l’offrande, ni le sou de sa chaise, ni le grand mouchoir rouge — également pour tout à l’heure.

Il s’intéresse aux efforts des hommes qui empoignent le cercueil pour le hisser sur la charrette. C’est un peu difficile : ils n’ont pas l’expérience des croque-morts de la ville, mais s’ils bousculent Johanna, c’est de bon cœur et han ! la voilà en place.

Lice, la jument, part aussitôt d’un bon train. Ce qu’elle tire est généralement plus lourd ; Benooi, qui la mène par les brides, est presque forcé de courir. N’était-ce son habit des dimanches, il aurait l’air de revenir des champs. Guido se hâte derrière, à grandes enjambées, entre ses quatre garçons qui trottinent, puis le groupe des femmes en mante et les hommes qui s’échelonnent à distance. Personne ne parle. Chacun se dépêche pour soi. La bruyère seule chuchote et quelquefois le coup sec d’une roue dans l’ornière.

Il me faut réfléchir beaucoup pour imaginer qu’il y a un mort sur cette charrette qui n’est pas un corbillard. Pourtant le cercueil se trouve là, couché en travers sur deux bottes de paille, et aussi la croix prête à planter sur la fosse.

À la chaussée, Benooi ralentit pour donner le temps à Fons qui part en avant sonner les cloches. On les entend bientôt, accourir à pleins sons, par-dessus les grands chênes, à la rencontre de la morte.

Près de l’église, les femmes vont s’accroupir contre le mur et pissent. Il n’y a rien à dire : c’est l’usage. Guido aussi s’arrête — contre un arbre.

C’est M. le curé lui-même qui chante la messe. On a déposé Johanna, à ras des pierres, près du banc de communion, comme une humble morte qui n’a pas le droit d’aller plus loin. Guido se tient à genoux un peu en avant. Il prie : il ne prie pas autrement les dimanches dans son livre et tourne sa page, en même temps que le prêtre, pour l’Évangile.

À l’Offrande, il regarde longtemps sa pièce avant de la lâcher dans le plateau, mais en revenant il se trouble parce qu’il a pris le cercueil à droite, au lieu de le prendre à gauche, ce qui l’oblige à contourner tout à fait le corps de sa femme. Puis il ne bouge plus.