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rait à l’endroit où se séparent les récits d’Eilhart et du manuscrit 2171. Cependant, les innovations caractéristiques de la seconde partie sont si habilement raccordées, par les vers 2765-3027, aux données de la première, le style de l’interpolateur ou du continuateur supposé ressemble si fort à celui de Béroul qu’il faut admettre que c’était quelqu’un qui lui tenait de très près, un disciple, peut-être l’héritier de son répertoire poétique. Autant que Béroul lui-même, on hésite donc à rendre cet anonyme responsable de certaines contradictions qui sautent aux yeux des lecteurs les moins attentifs et dont on ne saurait absoudre l’un sans inculper l’autre.

Le nœud de la question est dans la prophétie des vers 2755-64, qui annoncent la mort des trois barons, ennemis jurés de Tristan, et du forestier qui a dénoncé au roi Marc la retraite des amants endormis sous la feuillée dans la forêt de Morrois. Si ces vers sont de Béroul II, non seulement il contredit Béroul I, l’un des trois barons ayant déjà péri dans un récit antérieur (vers 1656-1750), mais encore il se contredit lui-même, ou se contredira plus loin ; car la mort prédite au forestier n’est pas celle que raconteront les vers 3985-4072. Si l’on préfère attribuer la prophétie à la première partie, si, la rapprochant d’une prédiction analogue contenue aux vers 1918-20, on y reconnaît l’amorce d’une continuation differente de celle qui nous est parvenue, alors ce serait Béroul I, Béroul tout court, qui aurait ressuscité sa propre victime, et l’hypothèse des chorizontes demeurerait privée de son principal support. D’autres contradictions qu’on a relevées entre la première et la seconde partie ne sont pas, en effet, si graves qu’on ne puisse les imputer à la négligence d’un auteur qui, se contrôlant mal, aurait, dans le feu de la composition, quelquefois perdu de vue ce qui n’importait pas à son dessein immédiat, ne concourait pas à l’effet momentanément visé par lui.

Supposera-t-on que les vers 2755-64 ou l’un des deux autres morceaux avec lesquels ils font disparate aient été interpolés par quelque copiste ? L’intervention de ce deus ex machina ne sera qu’un pis-aller, puisque rien ne motive d’aussi maladroites interpolations, puisque d’ailleurs l’interpolateur ou les interpolateurs supposés, parlant la même langue, usant du même style que Béroul I ou II, ne