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lait dans la stupeur, ne le reconnut pas et ne put dire un mot à Manin, qui pleurait.

La nuit fut douloureuse. M. le docteur Lasègue, ami de la maison, avait veillé le malade. Le 16, dès le matin, la chaleur devint grande. Un orage chargeait les airs. Dans la cour encombrée de monde, un pressentiment funèbre était déjà descendu ; tous les visages disaient que la douleur publique n’avait plus même une ombre d’espoir. Le docteur Trousseau venait de déclarer que le pouls se perdait et que l’heure dernière ne tarderait plus. Au haut de l’escalier, des voix étouffées s’entendaient à peine ; le vent pénétrait dans les corridors et dans l’appartement ; les portes ouvertes, les volets fermés, tremblaient dans l’ombre ; il n’y avait, dans la chambre même de Béranger, que les amis intimes : M. et madame Antier, M. Perrotin, M. Vernet, arrivé le matin même, madame Vernet, la fille de madame Liné, qui avait pris soin des derniers jours de madame Bouvet (du Mont-Saint-Quentin), M. Thomas, le payeur central du ministère des finances, M. Lebrun, de l’Académie française, M. Paul Boiteau, le plus jeune des amis de Béranger, et les deux servantes qu’on avait mises auprès de lui depuis sa maladie. On attendait l’orage et le trépas.

Assis dans son grand fauteuil, au milieu de la chambre, le dos tourné aux fenêtres, la tête penchée à droite, Béranger était là comme une proie pour la mort ; ses jambes, recouvertes d’un drap, faisaient effort pour se dégager des souffrances ; sa respiration était haletante ; ses lèvres, à demi closes, ne laissaient sortir de sa bouche que de vaines paroles ; son front était mouillé d’une sueur douloureuse, ses mains n’avaient plus qu’un geste sans signification, son œil obscurci luttait contre la nuit tombée subitement du ciel, et semblait chercher avec inquiétude des visages amis. Pas une plainte sur ce visage qu’une si vive intelligence avait animé si longtemps !