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C’était dans le temps des génies ;
Voilà bien trois cents ans de ça.
L’un d’eux, connu par ses manies,
Moch aux yeux verts, aimait Issa.
Pourtant, soit caprice ou système,
Issa n’en peut obtenir rien
Que pour obliger ceux qu’il aime ;
Même il y doit mettre du sien.

Qu’importe Moch et ses richesses !
Son seul espoir, Issa l’a mis
Dans ceux qu’il combla de largesses ;
Mais le temps passe, et plus d’amis.
Seul accouru, Maleck demande
Qu’à son aide Issa vienne encor :
Par le cadi mis à l’amende,
Il lui faudrait huit bourses d’or.

« Issa, dit-il, crains l’indigence ;
« Recours à Moch dans nos revers. »
Et Ben, toujours pris d’obligeance,
Crie : « À moi, génie aux yeux verts ! »
Moch apparaît, prend le langage
D’un juif et dit : « Ben, tu sauras
« Que je prête à qui m’offre en gage
« Œil ou dent, jambe, oreille ou bras.

« Sans douleur, sans fièvre ni plaie,
« D’un mot j’extrais mes répondants.
« Ton compte est fait d’avance ; paye.
« Huit bourses d’or valent huit dents.
« — Huit dents ! c’est tout ce qu’il m’en reste.
« — Qu’en peut faire un garçon rangé ?
« Ton menu devient fort modeste ;
« D’ailleurs, tu n’as que trop mangé.

« Allons ! viens, que je les arrache :
« C’est fait ! » Et le brave édenté
Donne à Maleck l’or, et lui cache
Les besoins de sa pauvreté.
De ce marché le bruit opère :
Près d’Issa les ingrats qu’il fit
Reviennent tous. Chacun espère
Le mettre en gage à son profit.

Moussa, qui trafiquait en Perse,
Perd son vaisseau sur un écueil.
Pour remettre à flot son commerce,
À Moch Ben-Issa livre un œil.
Hassan va marier sa fille ;
Sans dot comment la présenter ?
On flatte Issa dans la famille ;
Il donne un bras pour la doter.

Pour Husseim, qui veut d’esclavage
Racheter deux fils qu’il pleura,
Issa met une jambe en gage :
Sur ses amis il s’appuiera.
Mais laissera-t-on à cet homme
Rien de son corps ayant valeur ?
Sauvez de leurs mains quelque somme,
Les ingrats crieront au voleur.

Tous quatre on les entend se dire :
Que faire d’un borgne impotent ?
Voyez le dégoût qu’il inspire.
Il faut le saluer pourtant.
« Ah ! dit Maleck, j’ai l’espérance
« Que, grâce à moi, dès aujourd’hui,
« Sans lui faire la révérence,
« Nous pourrons passer devant lui. »

Il court, il crie : « Issa, mon père !
« Ma femme a d’horribles douleurs.
« Prières ni soins, rien n’opère ;
« Mes yeux s’éteignent dans les pleurs.