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LE MORT VIVANT


ronde de table


Air des Bossus.


Lorsque l’ennui pénètre dans mon fort,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Quand le plaisir, à grands coups m’abreuvant,
Gaiement m’assiége et derrière et devant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Un sot fait-il sonner son coffre-fort,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Volnay, pomard, beaune et moulin-à-vent[1],
Fait-on sonner votre âge en vous servant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Des pauvres rois veut-on régler le sort,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
En fait de vin qu’on se montre savant,
Dût-on pousser le sujet trop avant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Faut-il aller guerroyer dans le Nord,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Que, près du feu, l’un l’autre se bravant,
On trinque assis derrière un paravent,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

De beaux esprits s’annoncent-ils d’abord,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Mais, sans esprit, faut-il mettre en avant
De gais couplets qu’on répète en buvant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Suis-je au sermon d’un bigot qui m’endort,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Que l’amitié réclame un cœur fervent,
Que dans la cave elle fonde un couvent,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Monseigneur entre, et la liberté sort,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Mais que Thémire, à table nous trouvant,
Avec l’aï s’égaye en arrivant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Faut-il sans boire abandonner ce bord,
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Mais pour m’y voir jeter l’ancre souvent,
Le verre en main, quand j’implore un bon vent,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

  1. Noms de différents vins.