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BÉRANGER ET LA POSTÉRITÉ


PAR M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE


(FRAGMENTS)


Voilà dix ans bientôt que Béranger n’est plus ; la postérité a commencé pour lui. Nous qui l’avons connu au milieu de la lutte, dans toute sa puissance et sa gloire, nous voudrions essayer de le juger comme l’avenir le jugera, sans aucun aveuglement d’amour ou de haine, avec justice et pleine impartialité. Déjà nous sommes assez loin pour qu’il ne nous coûte plus d’être d’équitables arbitres ; et tout à la fois nous sommes encore assez proche pour que la vérité ne nous échappe pas, ou du moins pour qu’elle soit encore parfaitement éclairée et visible.

C’est uniquement le point de vue où la postérité est placée qui donne à ses jugements l’autorité souveraine qu’ils acquièrent avec le temps. Les descendants ne sont pas plus infaillibles que les ancêtres ; mais à mesure qu’ils s’éloignent, ils aperçoivent les choses sous un aspect plus désintéressé et plus sûr. Tout ce qui était passager et périssable s’évanouit dans l’ombre, où peu à peu l’on ne discerne plus rien. Mais tout ce que les choses renfermaient d’excellent et de durable se dégage du mélange moins pur, pour entrer dans le patrimoine de l’humanité. Le temps ne respecte et ne garde que ce qui est beau, que ce qui est vrai et peut devenir éternel, autant qu’on peut parler d’éternité pour les œuvres des hommes.

Béranger sera-t-il un de ces rares génies qui ont le privilège de survivre et de demeurer ? Ses chants reflètent-ils assez de l’éternelle beauté pour que la durée leur soit promise ? Quant à nous, nous n’hésitons pas à le croire ; et parmi nos contemporains, il en est peu dont nous oserions également répondre. Nous ne nous cachons point qu’une partie de Béranger aussi est destinée à disparaître ; tous ses refrains ne trouveront pas de perpétuels échos. Mais il est en lui une part tellement vraie, tellement forte, tellement belle, qu’elle subsistera, capable de supporter toutes les critiques et toutes les admirations, marquant un moment solennel de la vie d’un grand peuple, pour avoir rendu ses douleurs et ses espérances dans un langage digne de lui. Tant que vivra ce peuple, il conservera le souvenir du poëte qui l’a si bien compris et l’a si fidèlement représenté en le consolant ; et comme l’histoire d’une telle nation est de celles qui ne s’effacent pas sur la scène du monde, le poëte, le citoyen, le politique qui en a été l’expression exacte et sublime, ne fût-ce que pour quelques instants, est protégé contre l’oubli. On est certain de ne pas périr tout entier lorsque, pendant plusieurs années, on a pu être l’interprète avoué de la France. Béranger n’a-t-il pas eu sous nos yeux cette fortune et cet honneur ?

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Mais pour vivre dans les fastes impérissables de la poésie, il faut plus que d’avoir été mêlé aux événements de son temps, ou d’avoir heureusement exprimé quelques sentiments essentiels et permanents du cœur humain ; il faut en outre une perfection de forme qui ravisse et attache pour toujours les esprits, assurant à l’œuvre qu’elle embellit cette admiration réfléchie qui ne cesse plus. Cette perfection, Béranger l’a rencontrée bien des fois avec une plénitude qui, depuis la Fontaine, pouvait sembler perdue. À quel prix