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— C’est vrai, je le reconnais, reprit-il ; si elle était riche et votre égale, socialement parlant, je vous laisserais votre franc parler de critique et d’ironie, mais elle est pauvre ; elle a perdu tous les avantages que sa naissance lui avait conférés, et sa situation deviendra plus précaire encore avec les années. Vous devriez au moins éprouver pour elle de la compassion. Elle vous a connue enfant et vous a prodigué des attentions qui à cette époque n’étaient pas sans valeur : aujourd’hui en présence de sa nièce et d’étrangers elle s’est aperçue que vous riiez à ses dépens. Ce que je vous dis, Emma, n’est agréable ni pour vous ni pour moi, mais c’est la vérité. Je me montre véritablement votre ami en vous donnant des conseils sincères et je ne désespère pas de vous voir, un jour, me rendre justice !

Tout en parlant, ils avançaient vers la voiture et l’instant d’après il l’aida à monter, puis il s’éloigna vivement. Il avait mal interprété l’attitude et le silence d’Emma : celle-ci en l’écoutant avait détourné son visage pour cacher la honte qu’elle ressentait ; elle s’était rejetée au fond de la voiture tout à fait émue ; puis se reprochant de ne pas lui avoir dit adieu, elle se pencha pour lui faire signe, mais il était trop tard.

Emma ne s’était jamais sentie si agitée, si humiliée, dans aucune circonstance de sa vie. Le bien fondé de ces reproches était indiscutable. Elle se demandait maintenant comment elle avait pu agir si brutalement à l’égard de Mlle Bates. Comment s’était-elle exposée à faire naître une aussi mauvaise opinion d’elle chez une femme qu’elle estimait ! Plus elle réfléchissait, plus elle prenait conscience de ses torts. Fort à propos, Henriette paraissait fatiguée et encline de son côté à garder le silence. Emma n’eut donc aucun effort à faire ; absorbée dans ces pensées, elle sentit bientôt des larmes couler de ses yeux et elle s’abandonna à son chagrin.

(À suivre.)