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LA BICHE AU BOIS.

son cabinet, il s’enfermait avec lui, et, lui parlant comme s’il eût été sensible, et qu’il eût pu l’entendre, il lui disait les choses du monde les plus passionnées.

Le roi, qui ne voyait presque plus son fils, s’informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l’empêcher de paraître aussi gai qu’à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu’il était à craindre que le prince ne perdît l’esprit, parce qu’il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l’on entendait qu’il parlait seul comme s’il eût été avec quelqu’un.

Le roi reçut cet avis avec inquiétude. « Est-il possible, disait-il à ses confidents, que mon fils perde la raison ? Il en a toujours tant marqué ! Vous savez l’admiration qu’on a eue pour lui jusqu’à présent, et je ne trouve encore rien d’égaré dans ses yeux ; il me paraît seulement plus triste. Il faut que je l’entretienne ; je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué. »

En effet, il l’envoya quérir, il commanda qu’on se retirât, et après lui avoir parlé de plusieurs choses auxquelles il n’avait pas une grande attention et auxquelles aussi il répondait assez mal, le roi lui demanda ce qu’il pouvait avoir pour que son humeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds : « Vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire ; vous trouvez des avantages dans son alliance que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée ; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci que je ne rencontrerai point dans l’autre. — Et où les avez-vous vues ? dit le roi. — Les portraits de l’une et de l’autre m’ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (c’est ainsi qu’on le nommait depuis qu’il avait gagné trois grandes batailles) ; je vous avoue que j’ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que si vous ne retirez les paroles que vous avez données à la Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre, en perdant l’espérance d’être à ce que j’aime.

— C’est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans ? Ils vous croient insensé, et si vous saviez ce qui m’est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de faiblesse. — Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il, lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle. — Allez donc le quérir tout à l’heure, » dit le roi, avec un air d’impatience qui faisait assez connaître son chagrin. Le prince en aurait eu de la peine, s’il n’avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet et revint chez le roi ; il demeura presque aussi enchanté que son fils : « Ah ! dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez ; je rajeunirai lorsque j’aurai une si aimable princesse à ma cour. Je vais dépêcher sur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire pour retirer ma parole : quand je devrais avoir une rude guerre contre elle, j’aime mieux m’y résoudre. »

Le prince baisa respectueusement les mains de son père, et lui embrassa plus d’une fois les genoux. Il avait tant de joie, qu’on le reconnaissait à peine : il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs, non seulement à la Noire, mais aussi à la Désirée, et il souhaita qu’il choisît pour cette dernière l’homme le plus capable et le plus riche, parce qu’il fallait paraître dans une occasion si célèbre, et persuader ce qu’il désirait. Le roi jeta les yeux sur Becafigue ; c’était un jeune seigneur très éloquent, qui avait cent millions de rentes. Il aimait passionnément le prince Guerrier, il fit pour lui plaire le plus grand équipage et la plus belle livrée qu’il put imaginer. Sa diligence fut extrême, car l’amour du prince augmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait de partir. « Songez, lui disait-il confidemment, qu’il y va de ma vie ; que je perds l’esprit, lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagements avec quelqu’un d’autre, sans vouloir les rompre en ma faveur, et que je la perdrais pour jamais. » Becafigue le rassurait afin de gagner du temps, car il était bien aise que sa dépense lui fît honneur. Il mena quatre-vingt carrosses tout brillants d’or et de diamants ; la miniature la mieux finie n’approche pas de celle qui les ornait. Il y avait cinquante autres carrosses, vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que des princes, et le reste de ce grand cortège ne se démentait en rien.


…Souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier… (p. 51)

Lorsque l’ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l’embrassa étroitement : « Souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier ; n’oubliez rien pour persuader, et amenez l’aimable princesse que j’adore. » Il le chargea aussitôt de mille présents, où la galanterie égalait la magnificence : ce n’étaient que devises amoureuses gravées sur