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LA BICHE AU BOIS.

cru nommer sa fleur comme celle des autres ; que c’était le bouquet de pierreries qui l’avait trompée ; qu’elle n’était pas capable d’oublier les obligations qu’elle lui avait ; qu’elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié, et particulièrement d’être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignaient qu’elle ne la douât de misères et d’infortunes, secondèrent la reine pour l’adoucir : « Ma chère sœur, lui disaient-elles, que Votre Altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n’a jamais eu dessein de vous déplaire ! Quittez, de grâce, cette figure d’écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous vos charmes. »

J’ai déjà dit que la fée de la Fontaine était assez coquette, les louanges que ses sœurs lui donnèrent l’adoucirent un peu : « Eh bien ! dit-elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j’avais résolu, car assurément j’avais envie de la perdre, et rien n’aurait pu m’en empêcher. Cependant je veux bien vous avertir que si elle voit le jour avant l’âge de quinze ans elle aura lieu de s’en repentir, il lui en coûtera peut-être la vie. »

Les pleurs de la reine et les prières des illustres fées ne changèrent point l’arrêt qu’elle venait de prononcer. Elle se retira à reculons ; car elle n’avait pas voulu quitter sa robe d’écrevisse.


Elle se retira à reculons, car elle n’avait pas voulu quitter sa robe d’écrevisse… (p. 50)

Dès qu’elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil, et enfin après avoir agité plusieurs avis différents, elles s’arrêtèrent à celui-ci : qu’il fallait bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princesse dans ce lieu jusqu’à l’âge fatal où elle était menacée.

Trois coups de baguette commencèrent et finirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert par dehors ; les plafonds et les planchers de diamant et d’émeraude qui formaient des fleurs, des oiseaux et mille choses agréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées ; et comme elles étaient savantes dans l’Histoire, elles s’étaient fait un plaisir de tracer les plus belles et les plus remarquables ; l’avenir n’y était pas moins présent que le passé ; les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissaient plusieurs tentures.


Ici du démon de la Thrace
Il a le port victorieux,
Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux,
Marquent sa belliqueuse audace.
Là, plus tranquille et plus serein,
Il gouverne la France dans une paix profonde,
Il fait voir par ses lois que le reste du monde
Lui doit envier son destin.
Par les peintres les plus habiles
Il y paraissait peint avec ces divers traits,
Redoutable en prenant des villes,
Généreux en faisant la paix.


Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événements de la vie des héros et des autres hommes.

L’on ne voyait chez elle que par la lumière des bougies, mais il y en avait une si grande quantité, qu’elles faisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avait besoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu ; son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujours ce qu’ils voulaient lui enseigner ; et chacun d’eux demeurait dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu’elle disait, dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nourrice ; aussi n’est-on pas douée par les fées, pour demeurer ignorante et stupide.

Si son esprit charmait tous ceux qui l’approchaient, sa beauté n’avait pas des effets moins puissants ; elle ravissait les plus insensibles, et la reine sa mère ne l’aurait jamais quittée de vue, si son devoir ne l’avait pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir la princesse de temps en temps ; elles lui apportaient des raretés sans pareilles et des habits si bien entendus, si riches et si galants, qu’ils semblaient avoir été faits pour la noce d’une jeune princesse qui n’est pas moins aimable que celle dont je parle ; mais, entre toutes les fées qui la chérissaient, Tulipe l’aimait davantage, et recommandait plus soigneusement à la reine de ne lui pas laisser voir le jour avant qu’elle eût quinze ans : « Notre sœur de la Fontaine est vindicative, lui disait-elle, quelque intérêt que nous prenions en cet enfant, elle lui fera du mal, si elle peut, ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus. » La reine lui promettait de veiller sans cesse à une affaire si importante ; mais comme sa chère fille approchait du temps où elle devait sortir de ce château, elle la fit peindre. Son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l’univers. À sa vue il n’y eut aucun prince qui se défendît de l’admirer ; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu’il ne pouvait plus s’en séparer. Il le mit dans