Page:Aulnoy - Contes de Madame d'Aulnoy, 1882.djvu/64

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
45
LE NAIN JAUNE

mer. Elle l’avait rendue par son art si terrible et si orageuse, qu’il n’y avait point de pilote assez hardi pour naviguer dessus ; ainsi elle ne devait rien craindre de la complaisance qu’elle avait pour son prisonnier. Il sentit quelque soulagement à ses peines de pouvoir rêver seul, sans être interrompu par sa méchante geôlière.

Après avoir marché assez longtemps sur le sable, il se baissa et écrivit ces vers avec une canne qu’il tenait dans sa main :


Enfin, je puis en liberté
Adoucir mes douleurs par un torrent de larmes :
Hélas ! je ne vois plus les charmes
De l’adorable objet qui m’avait enchanté.
Toi qui rends aux mortels ce bord inaccessible,
Mer orageuse, mer terrible,
Que poussent les vents furieux,
Tantôt jusqu’aux enfers, et tantôt jusqu’aux cieux,
Mon cœur est encor moins paisible
Que tu ne parais à mes yeux.
Toute-Belle ! oh ! destin barbare !
Je perds l’objet de mon amour.
Ô ciel ! dont l’arrêt m’en sépare,
Pourquoi diffères-tu de me ravir le jour ?
Divinité des ondes,
Vous avez de l’amour ressenti le pouvoir ;
Sortez de vos grottes profondes,
Secourez un amant réduit au désespoir.


Comme il écrivait, il entendit une voix qui attira malgré lui toute son attention, et, voyant que les flots grossissaient, il regardait de tous côtés, lorsqu’il aperçut une femme d’une beauté extraordinaire ; son corps n’était couvert que par ses longs cheveux, qui, doucement agités des zéphyrs, flottaient sur l’onde. Elle tenait un miroir dans l’une de ses mains et un peigne dans l’autre ; une longue queue de poisson avec des nageoires terminait son corps. Le roi demeura bien surpris d’une rencontre si extraordinaire. Dès qu’elle fut à portée de lui parler, elle lui dit : « Je sais le triste état où vous êtes réduit par l’éloignement de votre princesse et par la bizarre passion que la fée du Désert a prise pour vous. Si vous voulez, je vous tirerai de ce lieu fatal où vous languirez peut-être encore plus de trente ans. » Le roi ne savait que répondre à cette proposition : ce n’était pas manque d’envie de sortir de captivité, mais il craignait que la fée du Désert n’eût emprunté cette figure pour le décevoir. Comme il hésitait, la sirène, qui devina ses pensées, lui dit : « Ne croyez pas que ce soit un piège que je vous tends ; je suis de trop bonne foi pour vouloir servir vos ennemis. Le procédé de la fée du Désert et celui du Nain jaune, m’ont aigrie contre eux ; je vois tous les jours votre infortunée princesse ; sa beauté et son mérite me font une égale pitié, et, je vous le répète encore, si vous avez de la confiance en moi, je vous sauverai. — J’y en ai une si parfaite, s’écria le roi, que je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. Mais puisque vous avez vu ma princesse, apprenez-moi de ses nouvelles. — Nous perdrions trop de temps à nous en entretenir, lui dit-elle ; venez avec moi, je vais vous porter au château d’acier, et laisser sur ce rivage une figure qui vous ressemblera si fort, que la fée en sera la dupe. »

Elle coupa aussitôt des joncs marins, elle en fit un gros paquet, et soufflant trois fois dessus, elle leur dit : « Joncs marins, mes amis, je vous ordonne de rester étendus sur le sable sans en partir, jusqu’à ce que la fée du Désert vous vienne enlever. » Les joncs parurent couverts de peau, et si semblables au roi des Mines-d’Or, qu’il n’avait jamais vu une chose si surprenante ; ils étaient vêtus d’un habit comme le sien ; ils étaient pâles et défaits, comme s’il se fût noyé ; en même temps, la bonne sirène fit asseoir le roi sur sa grande queue de poisson, et tous les deux voguèrent en pleine mer, avec une égale satisfaction.


Elle resta évanouie pendant tout le chemin (p. 45)

« Je veux bien à présent, lui dit-elle, vous apprendre que, lorsque le méchant Nain jaune eut enlevé Toute-Belle, il la mit, malgré la blessure que la fée du Désert lui avait faite, en trousse derrière lui sur son terrible chat d’Espagne ; elle perdait tant de sang et elle était si troublée de cette aventure, que ses forces l’abandonnèrent ; mais le Nain jaune ne voulut point s’arrêter pour la secourir qu’il ne se vît en sûreté dans son terrible palais d’acier ; elle resta évanouie pendant tout le chemin. Il y fut reçu par les plus belles personnes du monde, qu’il y avait transportées. Chacune à l’envi lui marqua son empressement pour servir la princesse ; elle fut mise dans un lit de drap d’or, chamarré de perles plus grosses que des noix. « Ah ! s’écria le roi des Mines-d’Or, en interrompant la sirène, il l’a épousée ? Je pâme ! je me meurs. — Non, lui dit-elle, seigneur, rassurez-vous, la fermeté de Toute-Belle l’a garantie des violences de cet affreux nain. — Achevez donc ! dit le roi. — Qu’ai-je à