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APPLICATION DU RÉGIME CENSITAIRE

surrection du petit peuple, et il n’est pas moins certain que la prise de la Bastille est principalement due à dix mille pauvres ouvriers du faubourg Saint-Antoine. » Dix mille pauvres ouvriers ! Marat exagère, de même qu’il exagère quand il prétend faire sa supplique au nom de « 18 millions d’infortunés privés de leurs droits de citoyens actifs », puisqu’il n’est pas probable qu’il existât plus de trois millions de citoyens passifs[1]. Mais il n’exagère pas quand il montre qu’il y a une nouvelle classe privilégiée, et ses menaces à la bourgeoisie ont un intérêt historique : « Qu’aurons-nous gagné, dit il, a détruire l’aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ? Et si nous devons gémir sous le joug de ces nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés. Pères de la patrie, vous êtes les favoris de la fortune ; nous ne vous demandons pas aujourd’hui à partager vos possessions, ces biens que le ciel a donnés en commun aux hommes connaissez toute l’étendue de notre modération, et, pour votre propre intérêt, oubliez quelques moments le soin de votre dignité, dérobez vous quelques moments aux douces rêveries de votre importance, et calculez un instant les suites terribles que peut avoir votre irréflexion. Tremblez qu’en nous refusant le droit de citoyens, à raison de notre pauvreté, nous ne le recouvrions en vous enlevant le superflu. Tremblez de nous déchirer le cœur par le sentiment de vos injustices. Tremblez de nous réduire au désespoir et de ne nous laisser d’autre parti à prendre que celui de nous venger de vous, en nous livrant à toute espèce d’excès, ou plutôt en vous abandonnant à vous-mêmes. Or, pour nous mettre à votre place, nous n’avons qu’à rester les liras croisés. Réduits alors a vous servir de vos mains et à labourer vos champs, vous redeviendrez nos égaux ; mais, moins nombreux que nous, serez-vous surs de recueillir les fruits de votre travail ? Cette révolution qu’amènerait infailliblement notre désespoir, vous pouvez la prévenir encore. Revenez a la justice, et ne nous punissez pas plus longtemps du mal que vous avez fait. »

Marat est le premier qui ait ainsi nettement posé — et on a vu avec quelle véhémence — la question politique et sociale. Quelle influence eut son article ? On ne sait, et les autres journaux ne le mentionnèrent pas. Il ne fut pas cependant sans écho, comme le prouvent le succès de l’Ami du peuple et le fait que Marat se soit senti encouragé à pour-

  1. Nous savons, par le décret des 27 et 28 mai 1791, que les citoyens actifs étaient au nombre de 4 218 360. Nous n’avons pas le nombre des citoyens admis à voter après le 10 août 1792, quand le suffrage universel eut été établi, et, si nous l’avions, il suffirait de soustraire de ce nombre celui des citoyens actifs pour avoir le nombre des citoyens passifs. Mais nous avons le chiffre des électeurs inscrits à des époques où le territoire de France se trouvait à peu près de la même étendue qu’en 1790, 1791 et 1792. Ainsi, en 1863, sur une population de 37 446 313 habitants (d’après le dénombrement de 1861), il y avait 10 004 028 électeurs inscrits. Si le suffrage universel avait existé en 1791, et si on admet qu’à cette époque la population de la France fut de 26 000 000 d’habitants, il y aurait eu 7 300 000 électeurs. Retranchons-en les 4 298 360 citoyens actifs il reste environ 3 000 000 de citoyens passifs.