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LA CITÉ DE DIEU.

principal, et ce fut le roi Tarquin qui bâtit le Capitole[1]. Esculape passa d’Épidaure à Rome, afin sans doute d’exercer sur un plus brillant théâtre ses talents d’habile médecin[2]. Quant à la mère des dieux, elle vint je ne sais d’où, de Pessinunte[3]. Aussi bien il n’était pas convenable qu’elle continuât d’habiter un lieu obscur, tandis que son fils dominait sur la colline du Capitole. S’il est vrai du reste qu’elle soit la mère de tous les dieux, on peut dire tout ensemble qu’elle a suivi à Rome certains de ses enfants et qu’elle en a précédé quelques autres. Je serais étonné pourtant qu’elle fût la mère de Cynocéphale, qui n’est venu d’Égypte que très-tardivement[4]. A-t-elle aussi donné le jour à la Fièvre ? c’est à son petit-fils Esculape de le décider ; mais quelle que soit l’origine de la Fièvre, je ne pense pas que des dieux étrangers osent regarder comme de basse condition une déesse citoyenne de Rome.

Voilà donc Rome sous la protection d’une foule de dieux ; car qui pourrait les compter ? indigènes et étrangers, dieux du ciel, de la terre, de la mer, des fontaines et des fleuves ; ce n’est pas tout, et il faut avec Varron y ajouter les dieux certains et les dieux incertains, dieux de toutes les espèces, les uns mâles, les autres femelles, comme chez les animaux. Eh bien ! avec tant de dieux, Rome devait-elle être en butte aux effroyables calamités qu’elle a éprouvées et dont je ne veux rapporter qu’un petit nombre ? Élevant dans les airs l’orgueilleuse fumée de ses sacrifices, elle avait appelé, comme par un signal[5], cette multitude de dieux à son secours, leur prodiguant les temples, les autels, les victimes et les prêtres, au mépris du Dieu véritable et souverain qui seul a droit à ces hommages. Et pourtant elle était plus heureuse quand elle avait moins de dieux ; mais à mesure qu’elle s’est accrue, elle a pensé qu’elle avait besoin d’un plus grand nombre de dieux, comme un plus vaste navire demande plus de matelots, s’imaginant sans doute que ces premiers dieux, sous lesquels ses mœurs étaient pures en comparaison de ce qu’elles furent depuis, ne suffisaient plus désormais à soutenir le poids de sa grandeur. Déjà en effet, sous ses rois mêmes, à l’exception de Numa dont j’ai parlé plus haut, il faut que l’esprit de discorde eût fait bien des ravages, puisqu’il poussa Romulus au meurtre de son frère.

CHAPITRE XIII.
PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS DES ÉPOUSES.

Comment se fait-il que ni Junon, qui dès lors, d’accord avec son Jupiter,

« Couvrait de sa protection les Romains dominateurs du monde et le peuple vêtu de la toge[6] »,

ni Vénus même, protectrice des enfants de son cher Énée, n’aient pu leur procurer de bons et honnêtes mariages ? car ils furent obligés d’enlever des filles pour les épouser, et de faire ensuite à leurs beaux-pères une guerre où ces malheureuses femmes, à peine réconciliées avec leurs maris, reçurent en dot le sang de leurs parents ? Les Romains, dit-on, sortirent vainqueurs du combat ; mais à combien de proches et d’alliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et d’autre quel nombre de blessés ! La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée n’était plus ; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain s’écrie :

« Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de l’Émathie et où le crime fut justifié par la victoire[7] ».

Les Romains vainquirent donc, et ils purent dès lors, les mains encore toutes sanglantes du meurtre de leurs beaux-pères, obliger leurs filles à souffrir de funestes embrassements, tandis que celles-ci, qui pendant le combat ne savaient pour qui elles devaient faire des vœux, n’osaient pleurer leurs pères morts, de crainte d’offenser leurs maris victorieux. Ce ne fut pas Vénus qui présida à ces noces, mais Bellone, ou plutôt Alecton, cette furie d’enfer qui fit ce jour-là plus de mal aux Romains, en dépit de la protection que déjà leur accordait Junon, que lorsqu’elle fut déchaînée contre eux par cette déesse[8]. La cap-

  1. C’est Tarquin l’Ancien qui commença le temple de Jupiter-Capitolin, et Tarquin le Superbe qui le continua ; le monument ne fut achevé que trois ans après l’institution du consulat.
  2. Voyez Tite-Live, lib. X, cap. 47 ; lib. xxix, cap. 11.
  3. Voyez Tite-Live, lib. xxix, cap. 11 et 14.
  4. Saint Augustin veut parler ici du culte d’Anubis, qui ne fut reconnu à Rome que sous les empereurs. On dit que Commode, aux fêtes d’Isis, porta lui-même la statue du dieu à la tête de chien. Sur Cynocéphale et la Fièvre, voyez plus haut, liv. ii, chap. 14.
  5. Allusion à l’usage ancien des signaux, formés par des feux qu’on allumait sur les montagnes.
  6. Virgile, Énéide, v. 281, 282.
  7. Lucain, Pharsale, v. 1 et 2.
  8. Voyez Virgile, Énéide, liv. vii, vers 323 et suiv.