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LA CITÉ DE DIEU.

ainsi que toute sa maison, et il nous avait reçus chez lui, mon frère Alype[1] et moi, au retour de notre voyage d’outre-mer, quand nous n’étions pas encore clercs, mais engagés cependant au service de Dieu ; nous demeurions donc avec lui. Les médecins le traitaient de certaines fistules hémorroïdales qu’il avait en très-grande quantité, et qui le faisaient beaucoup souffrir. Ils avaient déjà appliqué le fer et usé de tous les médicaments que leur conseillait leur art. L’opération avait été fort douloureuse et fort longue ; mais les médecins, par mégarde, avaient laissé subsister une fistule qu’ils n’avaient point vue entre toutes les autres. Aussi, tandis qu’ils soignaient et guérissaient toutes les fistules ouvertes, celle-là seule rendait leurs soins inutiles. Le malade, se défiant de ces longueurs, et appréhendant extrêmement une nouvelle incision, comme le lui avait fait craindre un médecin, son domestique, que les autres avaient renvoyé au moment de l’opération, ne voulant pas de lui, même comme simple témoin, et que son maître, après l’avoir chassé dans un accès de colère, n’avait consenti à recevoir qu’avec beaucoup de difficulté, le malade, dis-je, s’écria un jour, hors de lui : Est-ce que vous allez m’inciser encore ? et faudra-t-il que je souffre ce que m’a prédit celui que vous avez éloigné ? — Alors ils commencèrent à se moquer de l’ignorance de leur confrère et à rassurer le malade par de belles promesses. Cependant plusieurs jours se passent, et tout ce que l’un tentait était inutile. Les médecins persistaient toujours à dire qu’ils guériraient cette hémorroïde par la force de leurs médicaments, sans employer le fer. Ils appelèrent un vieux praticien, fameux par ces sortes de cures, nommé Ammonius, qui, après avoir examiné le mal, en porta le même jugement. Le malade, se croyant déjà hors d’affaire, raillait le médecin domestique, sur ce qu’il avait prédit qu’il faudrait une nouvelle opération. Que dirai-je de plus ? Après bien des jours, inutilement reculés, ils en vinrent à avouer, las et confus, que le fer pouvait seul opérer la guérison. Le malade épouvanté, pâlissant, aussitôt que son extrême frayeur lui eût permis de parler, leur enjoignit de se retirer et de ne plus revenir. Cependant, après avoir longtemps pleuré, il n’eut d’autre ressource que d’appeler un certain Alexandrin, chirurgien célèbre, pour faire ce qu’il n’avait pas voulu que les autres fissent. Celui-ci vint donc ; mais après avoir reconnu par les cicatrices l’habileté de ceux qui l’avaient traité, il lui conseilla, en homme de bien, de les reprendre, et de ne pas les priver du fruit de leurs efforts. Il ajouta qu’Innocentius ne pouvait guérir, en effet, qu’en subissant une nouvelle incision, mais qu’il ne voulait point avoir l’honneur d’une cure si avancée, et dans laquelle il admirait l’adresse de ceux qui l’avaient précédé. Le malade se réconcilia donc avec ses médecins ; il fut résolu qu’ils feraient l’opération en présence de l’Alexandrin, et elle fut remise par eux au lendemain. Cependant, les médecins s’étant retirés, le malade tomba dans une si profonde tristesse que toute sa maison en fut remplie de deuil, comme s’il eût déjà été mort. Il était tous les jours visité par un grand nombre de personnes pieuses, et entre autres par Saturnin, d’heureuse mémoire, évêque d’Uzali, et par Gélose, prêtre, ainsi que par quelques diacres de l’Eglise de Carthage. De ce nombre aussi était l’évêque Aurélius, le seul de tous qui ait survécu, personnage éminemment respectable avec lequel nous nous sommes souvent entretenus de ce miracle de Dieu, dont il se souvenait parfaitement. Comme ils venaient, sur le soir, voir le malade, suivant leur ordinaire, il les pria de la manière la plus attendrissante d’assister le lendemain même à ses funérailles plutôt qu’à ses souffrances, car les incisions précédentes lui avaient causé tant de douleur qu’il croyait fermement mourir entre les mains des médecins. Ceux-ci le consolèrent du mieux qu’ils purent, et l’exhortèrent à se confier à Dieu et à se soumettre à sa volonté. Ensuite nous nous mîmes en prière ; et nous étant agenouillés et prosternés à terre, selon notre coutume, il s’y jeta lui-même avec tant d’impétuosité qu’il semblait que quelqu’un l’eût fait tomber rudement, et il commença à prier. Mais q ai pourrait exprimer de quelle manière, avec quelle ardeur, quels transports, quels torrents de larmes, quels gémissements et quels sanglots, tellement enfin que tous ses membres tremblaient et qu’il était comme suffoqué ! Je ne sais si les autres priaient et si tout cela ne les détournait point ; pour

  1. Alype, compatriote de saint Augustin, un de ses plus fidèles disciples et de ses plus tendres ami. Il fut évêque dans sa ville natale à Tagaste. Voyez les lettres de saint Augustin et ses Confessions (livre vi, ch. 10 et 12 ; livre viii, ch. 12 et ailleurs).