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LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX.

il est écrit : « Elle s’efforce de dérober aux hommes leur bien le plus précieux, qui est leur âme[1] ». Que désirait-elle autre chose, en effet, en désignant Scipion, si ce n’est que ce grand homme, exalté par le témoignage d’une déesse, et se croyant arrivé au comble de la perfection, vînt à négliger désormais la vraie piété et la vraie religion, sans lesquelles pourtant le plus noble caractère tombe dans l’orgueil et se perd ? Et comment ne pas attribuer le choix fait par cette déesse à un dessein insidieux, quand on la voit se complaire dans ses fêtes à des obscénités que les honnêtes gens auraient horreur de supporter dans leurs festins ?

CHAPITRE VI.
LES DIEUX DES PAÏENS NE LEUR ONT JAMAIS ENSEIGNÉ LES PRÉCEPTES D’UNE VIE HONNÊTE.

C’est pour cela que ces divinités n’ont pris aucun soin pour régler les mœurs des cités et des peuples qui les adoraient, ni pour les préserver par de terribles et salutaires défenses de ces maux effroyables qui ont leur siège, non dans les champs et les vignes, non dans les maisons et les trésors, non dans le corps, qui est soumis à l’esprit ; mais dans l’esprit même qui gouverne le corps. Dira-t-on que les dieux défendaient de mal vivre ? Qu’on le montre, qu’on le prouve. Et il ne s’agit pas ici de nous vanter je ne sais quelles traditions secrètes murmurées à l’oreille d’un petit nombre d’initiés par une religion mystérieuse, amie prétendue de la chasteté et de la vertu ; qu’on nous cite, qu’on désigne les lieux, les assemblées, où, à la place de ces fêtes impudiques, de ces chants et de ces postures d’histrions obscènes, à la place de ces Fugalies[2] honteuses (vraiment faites pour mettre en fuite la pudeur et l’honnêteté), en un mot, à la place de toutes ces turpitudes, on ait enseigné au peuple, au nom des dieux, à réprimer l’avarice, à contenir l’ambition, à brider l’impudicité, à suivre enfin tous les préceptes que rappelle Perse en ces vers énergiques :

« Instruisez-vous, misérables mortels, et apprenez les raisons des choses, ce que nous sommes, le but de la vie et sa loi, la pente glissante qui nous entraîne au mal, la modération dans l’amour des richesses, les désirs légitimes, l’usage utile de l’argent, la générosité qui sied à l’honnête homme envers la patrie et ses proches, enfin ce que chacun doit être dans le poste où Dieu l’a placé[3] ».

Qu’on nous dise en quels lieux on faisait entendre ces préceptes comme émanés de la bouche des dieux, en quels lieux on habituait le peuple à les écouter, comme cela se fait dans nos églises partout où la religion chrétienne a pénétré.

CHAPITRE VII.
LES MAXIMES INVENTÉES PAR LES PHILOSOPHES NE POUVAIENT SERVIR À RIEN, ÉTANT DÉPOURVUES D’AUTORITÉ DIVINE ET S’ADRESSANT À UN PEUPLE PLUS PORTÉ À SUIVRE LES EXEMPLES DES DIEUX QUE LES MAXIMES DES RAISONNEURS.

On nous alléguera peut-être les systèmes et les controverses des philosophes. Je répondrai d’abord que ce n’est point Rome, mais la Grèce qui leur a donné naissance ; et si l’on persiste à vouloir en faire honneur à Rome, sous prétexte que la Grèce a été réduite en province romaine, je dirai alors que les systèmes philosophiques ne sont point l’ouvrage des dieux, mais de quelques hommes doués d’un esprit rare et pénétrant, qui ont entrepris de découvrir par la raison la nature des choses, la règle des mœurs, enfin les conditions de l’usage régulier de la raison elle-même, tantôt fidèle et tantôt infidèle à ses propres lois. Aussi bien, parmi ces philosophes, quelques-uns ont découvert de grandes choses, soutenus qu’ils étaient par l’appui divin ; mais, arrêtés dans leur essor par la faiblesse humaine, ils sont tombés dans l’erreur ; juste répression de la divine Providence, qui a voulu surtout punir leur orgueil, et montrer, par l’exemple de ces esprits puissants, que la véritable voie pour monter aux régions supérieures, c’est l’humilité. Mais le moment viendra plus tard, s’il plaît au vrai Dieu notre Seigneur, de traiter cette matière et de la discuter à fond[4]. Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que les philosophes aient découvert des vérités capables de donner à l’homme la vertu et le bonheur, n’est-ce point à eux qu’il eût fallu, pour être plus juste, décerner les honneurs divins ? Combien serait-il plus convenable et plus honnête de lire les livres de Platon, dans un temple consacré à

  1. Prov. vi, 26.
  2. Que faut-il penser de ces Fugalia ? Sont-ce les fêtes instituées en souvenir de l’expulsion des rois, comme le conjecture un commentateur, ou bien faut-il croire à quelque méprise de saint Augustin ?
  3. Satires, iii, v. 66-72.
  4. Voyez plus bas les livres viii, ix et x, particulièrement destinés à combattre les philosophes.