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LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS.

l’éternité de leur bonheur. Et comme d’ailleurs les autres anges n’en pouvaient pas être certains, il faut conclure ou que la félicité n’était pas pareille, ou que, si elle l’était, les bons n’ont été assurés de leur bonheur qu’après la chute des autres. Mais, dira-t-on peut-être, est-ce que cette parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile touchant le diable : « Qu’il était homicide dès le commencement et qu’il n’est point demeuré dans la vérité[1] », ne doit pas s’entendre du commencement de la création ? et à ce compte, le diable n’aurait jamais été heureux avec les saints anges, parce que, dès le moment de sa création, il aurait refusé de se soumettre à son Créateur, et c’est aussi dans ce sens qu’il faudrait entendre le mot de l’apôtre saint Jean : « Le diable pèche dès le commencement[2] », c’est-à-dire que, dès l’instant de sa création, il aurait rejeté la justice, qu’on ne peut conserver, si l’on ne soumet sa volonté à celle de Dieu. En tout cas, ce sentiment est bien éloigné de l’hérésie des Manichéens et autres fléaux de la vérité, qui prétendent que le diable possède en propre une nature mauvaise qu’il a reçue d’un principe contraire à Dieu[3] : esprits extravagants, qui ne prennent pas garde que dans cet Evangile dont ils admettent l’autorité aussi bien que nous, Notre-Seigneur ne dit pas : Le diable a été étranger à la vérité, mais : Il n’est point demeuré dans la vérité, ce qui veut dire qu’il est déchu, et certes, s’il y était demeuré, il en participerait encore et serait bienheureux avec les saints anges.

CHAPITRE XIV.
EXPLICATION DE CETTE PAROLE DE L’ÉVANGILE : « LE DIABLE N’EST POINT DEMEURÉ DANS LA VÉRITÉ, PARCE QUE LA VÉRITÉ N’EST POINT EN LUI».

Notre-Seigneur semble avoir voulu répondre à cette question : Pourquoi le diable n’est-il point demeuré dans la vérité ? quand il ajoute : « Car la vérité n’est point en lui[4] ». Or, elle serait en lui, s’il fût demeuré en elle. Cette parole est donc assez extraordinaire, puisqu’elle paraît dire que si le diable n’est point demeuré dans la vérité, c’est que la vérité n’est point en lui ; tandis qu’au contraire, ce qui fait que la vérité n’est point en lui, c’est qu’il n’est point demeuré dans la vérité. Cette même façon de parler se retrouve aussi dans un psaume : « J’ai crié, mon Dieu », dit le Prophète, « parce que vous m’avez exaucé[5] », au lieu qu’il semble qu’il devait dire : Vous m’avez exaucé, mon Dieu, parce que j’ai crié. Mais il faut entendre que le Prophète, après avoir dit : « J’ai crié », prouve la réalité de son invocation par l’effet qu’elle a obtenu : la preuve que j’ai crié, c’est que vous m’avez exaucé.

CHAPITRE XV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CETTE PAROLE : « LE DIABLE PÈCHE DÈS LE COMMENCEMENT ».

Quant à cette parole de saint Jean : « Le diable pèche dès le commencement[6] », les hérétiques[7] ne comprennent pas que si le péché est naturel, il cesse d’être. Mais que peuvent-ils répondre à ce témoignage d’Isaïe qui, désignant le diable sous la figure du prince de Babylone, s’écrie : « Comment est tombé Lucifer, qui se levait brillant au matin[8] ? » et ce passage d’Ézéchiel[9] : « Tu as joui des délices du paradis, orné de toutes sortes de pierres précieuses[10] ? » Le diable a donc été quelque temps sans péché ; et c’est ce que le prophète lui dit un peu après en termes plus formels : « Tu as marché pur de souillure en tes jours[11] ». Que si l’on ne peut donner un sens plus naturel à ces paroles, il faut donc entendre par celle-ci : « Il n’est point demeuré dans la vérité », que le diable a été dans la vérité, mais qu’il n’y est pas demeuré ; et quant à cette autre, « que le diable pèche dès le commencement », il ne faut pas entendre qu’il a péché dès le commencement de sa création, mais dès celui de son orgueil. De même, quand nous lisons dans Job, à propos du diable : « Il est le commencement de l’ouvrage de Dieu, qui l’a fait pour le livrer aux railleries de ses anges[12] » ; et ce passage analogue du psaume : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet[13] » ; nous ne devons pas croire que le diable ait été créé primitivement pour être

  1. Jean, VIII, 44.
  2. I Jean, III, 8.
  3. Comp. De Gen. ad litt., n. 27 et seq.
  4. Jean, VIII, 44.
  5. Ps. XVI, 7.
  6. I Jean, III, 8.
  7. Ces hérétiques sont évidemment les Manichéens.
  8. Isaïe, XIV, 12.
  9. Sur ce même passage d’Ezéchiel, comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 32.
  10. Ezech. XXVIII, 13, 14.
  11. Ibid. 15.
  12. Job, XL, 14.
  13. Ps. CIII, 28.