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LA CITÉ DE DIEU

esprit où restent gravés les principes de la sagesse a beau sentir le trouble des passions qui agitent les parties inférieures de l’âme, il ne les laisse pas prévaloir contre la raison ; loin d’y céder, il les domine, et, sur cette résistance victorieuse il fonde le règne de la vertu. Tel Virgile a représenté son héros, quand il a dit d’Enée :

« Son esprit reste inébranlable, tandis que ses yeux versent inutilement des pleurs[1] ».

CHAPITRE V.
LES PASSIONS QUI ASSIÉGENT LES AMES CHRÉTIENNES, LOIN DE LES PORTER AU VICE, LES EXERCENT A LA VERTU.

Il n’est pas nécessaire présentement d’exposer avec étendue ce qu’enseigne touchant les passions, la sainte Ecriture, source de la science chrétienne. Qu’il nous suffise de dire en général qu’elle soumet l’âme à Dieu pour en être gouvernée et secourue, et les passions à la raison pour en être modérées, tenues en bride et tournées à un usage avoué par la vertu. Dans notre religion on ne se demande pas si une âme pieuse se met en colère, mais pourquoi elle s’y met ; si elle est triste, mais d’où vient sa tristesse ; si elle craint, mais ce qui fait l’objet de ses craintes. Aussi bien je doute qu’une personne douée de sens puisse trouver mauvais qu’on s’irrite contre un pécheur pour le corriger, qu’on s’attriste des souffrances d’un malheureux pour les soulager, qu’on s’effraie à la vue d’un homme en péril pour l’en arracher. C’est une maxime habituelle du stoïcien, je le sais, de condamner la pitié[2] ; mais combien n’eût-il pas été plus honorable au stoïcien d’Aulu-Gelle d’être ému de pitié pour un homme à tirer du danger que d’avoir peur du naufrage ! Et que Cicéron est mieux inspiré, plus humain, plus conforme aux sentiments des âmes pieuses, quand il dit dans son éloge de César : « Parmi vos vertus, la plus admirable et la plus touchante c’est la miséricorde[3] ! » Mais qu’est-ce que la miséricorde, sinon la sympathie qui nous associe à la misère d’autrui et nous porte à la soulager ? Or, ce mouvement de l’âme sert la raison toutes les fois qu’il est d’accord avec la justice, soit qu’il nous dispose à secourir l’indigence, soit qu’il nous rende indulgents au repentir. C’est pourquoi Cicéron, si judicieux dans son éloquent langage, donne sans hésiter le nom de vertu à un sentiment que les Stoïciens ne rougissent pas de mettre au nombre des vices. Et remarquez que ces mêmes philosophes conviennent que les passions de cette espèce trouvent place dans l'âme du sage, où aucun vice ne peut pénétrer ; c’est ce qui résulte du livre d’Epictète, éminent stoïcien, qui d’ailleurs écrivait selon les principes des chefs de l’école, Zénon et Chrysippe. Il en faut conclure qu’au fond, ces passions qui ne peuvent rien dans l’âme du sage contre la raison et la vertu, ne sont pas pour les Stoïciens de véritables vices, et dès lors que leur doctrine, celle des Péripatéticiens et celle enfin des Platoniciens se confondent entièrement. Cicéron avait donc bien raison de dire que ce n’est pas d’aujourd’hui que les disputes de mots mettent à la torture la subtilité puérile des Grecs, plus amoureux de la dispute que de la vérité[4]. Il y aurait pourtant ici une question sérieuse à traiter, c’est de savoir si ce n’est point un effet de la faiblesse inhérente à notre condition passagère de subir ces passions, alors même que nous pratiquons le bien. Ainsi les saints anges punissent sans colère ceux que la loi éternelle de Dieu leur ordonne de punir, comme ils assistent les misérables sans éprouver la compassion, et secourent ceux qu’ils aiment dans leurs périls sans ressentir la crainte ; et cependant, le langage ordinaire leur attribue ces passions humaines à cause d’une certaine ressemblance qui se rencontre entre nos actions et les leurs, malgré l’infirmité de notre nature. C’est ainsi que Dieu lui-même s’irrite, selon l’Ecriture, bien qu’aucune passion ne puisse atteindre son essence immuable. Il faut entendre par cette expression biblique l’effet de la vengeance de Dieu et non l’agitation turbulente de la passion.

CHAPITRE VI.
DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE L’AVEU D’APULÉE QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÉGE D’ASSISTER LES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.

Laissons de côté, pour le moment, la question des saints anges, et examinons cette

  1. Enéide, livre iv, vers 449.
  2. Voyez Sénèque, De Clem., lib. ii, cap. 4 et 5.
  3. Cicéron, Pro Ligar., cap. 13.
  4. Cicéron, De orat., lib. i, cap. 11, § 17.