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LA CITÉ DE DIEU

leur avoir désobéi, et ne lui rendant la santé qu’après qu’il eut exécuté leur commandement. Et cependant, si méchants qu’ils soient, Platon n’estime pas qu’on doive les craindre, et il demeure ferme dans son sentiment, qu’il faut bannir d’un État bien réglé toutes ces folies sacriléges des prêtres, qui n’ont de charme pour les dieux impurs que par leur impureté même. Or, ce même Platon, comme je l’ai remarqué au second livre du présent ouvrage[1], est mis par Labéon au nombre des demi-dieux ; ce qui n’empêche pas Labéon de penser qu’il faut apaiser les dieux méchants par des sacrifices sanglants et des cérémonies analogues à leur caractère, et honorer les bons par des jeux et des solennités riantes. D’où vient donc que le demi-dieu Platon persiste si fortement à priver, non pas des demi-dieux, mais des dieux, des dieux bons par conséquent, de ces divertissements qu’il répute infâmes ? Au surplus, ces dieux ont eux-mêmes pris soin de réfuter Labéon, puisqu’ils ont montré à l’égard de Latinius, non-seulement leur humeur lascive et folâtre, mais leur impitoyable cruauté. Que les Platoniciens nous expliquent cela, eux qui soutiennent avec leur maître que tous les dieux sont bons, chastes, amis de la vertu et des hommes sages, et qu’il y a de l’impiété à en juger autrement ? Nous l’expliquons, disent-ils. Écoutons-les donc avec attention.

CHAPITRE XIV.
DES TROIS ESPÈCES D’ÂMES RAISONNABLES ADMISES PAR LES PLATONICIENS, CELLES DES DIEUX DANS LE CIEL, CELLES DES DÉMONS DANS L’AIR ET CELLES DES HOMMES SUR LA TERRE.

Il y a suivant eux trois espèces d’animaux doués d’une âme raisonnable, savoir : les dieux, les hommes et les démons. Les dieux occupent la région la plus élevée, les hommes la plus basse, les démons la moyenne ; car la région des dieux, c’est le ciel, celle des hommes la terre, celle des démons l’air. À cette différence dans la dignité de leur séjour répond la diversité de leur nature. Les dieux sont plus excellents que les hommes et que les démons ; les hommes le sont moins que les démons et que les dieux. Ainsi donc, les démons étant au milieu, de même qu’il faut les estimer moins que les dieux, puisqu’ils habitent plus bas, il faut les estimer plus que les hommes, puisqu’ils habitent plus haut. Et en effet, s’ils partagent avec les dieux le privilége d’avoir un corps immortel, ils ont, comme les hommes, une âme sujette aux passions. Pourquoi donc s’étonner, disent les Platoniciens, que les démons se plaisent aux obscénités du théâtre et aux fictions des poëtes, puisqu’ils ont des passions comme les hommes, au lieu d’en être exempts par leur nature comme les dieux ? D’où on peut conclure qu’en réprouvant et en interdisant les fictions des poëtes, ce n’est point aux dieux, qui sont d’une nature excellente, que Platon a voulu ôter le plaisir des spectacles, mais aux démons.

Voilà ce qu’on trouve dans Apulée de Madaure, qui a composé sur ce sujet un livre intitulé : Du dieu de Socrate ; il y discute et y explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit familier, cet ami bienveillant qui avertissait Socrate, dit-on, de se désister de toutes les actions qui ne devaient pas tourner à son avantage. Après avoir examiné avec soin l’opinion de Platon touchant les âmes sublimes des dieux, les âmes inférieures des hommes et les âmes mitoyennes des démons, il déclare nettement et prouve fort au long que cet esprit familier n’était point un dieu, mais un démon. Or, s’il en est ainsi, comment Platon a-t-il été assez hardi pour ôter, sinon aux dieux, purs de toute humaine contagion, du moins aux démons, le plaisir des spectacles en bannissant les poëtes de l’État ? n’est-il pas clair qu’il a voulu par là enseigner aux hommes, tout engagés qu’ils sont dans les misères d’un corps mortel, à mépriser les commandements honteux des démons et à fuir ces impuretés pour se tourner vers la lumière sans tache de la vertu ? Point de milieu : ou Platon s’est montré honnête en réprimant et en proscrivant les jeux du théâtre, ou les démons, en les demandant et les prescrivant, se sont montrés corrompus. Il faut donc dire qu’Apulée se trompe et que Socrate n’a pas eu un démon pour ami, ou bien que Platon se contredit en traitant les démons avec respect, après avoir banni leurs jeux favoris de tout État bien réglé, ou bien enfin qu’il n’y a pas à féliciter Socrate de l’amitié de son démon ; et en effet, Apulée lui-même en a été si honteux qu’il a intitulé son livre : Du dieu de Socrate, tandis que pour rester fidèle à sa distinction si soigneusement et si longuement établie

  1. Au chap. 14.