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LIVRE VIII. — THÉOLOGIE NATURELLE.

la pensée une autre, comme s’il pouvait vivre et vivre sans penser, et enfin la pensée en lui n’est pas une chose et le bonheur une autre, comme s’il pouvait penser et ne pas être heureux ; mais, pour lui, vivre, penser, être heureux, c’est simplement être. Or, ayant compris cette immutabilité et cette simplicité parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l’être de Dieu, et que Dieu ne le tient d’aucun. Tout ce qui est, en effet, est corps ou âme, et il vaut mieux être âme que corps ; de plus, la forme du corps est sensible, celle de l’âme est intelligible ; d’où ils ont conclu que la forme intelligible est supérieure à la forme sensible. Il faut entendre par sensible ce qui peut être saisi par la vue et le tact corporel, par intelligible ce qui peut être atteint par le regard de l’âme. La beauté corporelle, en effet, soit qu’elle consiste dans l’état extérieur d’un corps, dans sa figure, par exemple, soit dans son mouvement, comme cela se rencontre en musique, a pour véritable juge l’esprit. Or, cela serait impossible s’il n’y avait point dans l’esprit une forme supérieure, indépendante de la grandeur, de la masse, du bruit des sons, de l’espace et du temps. Admettez maintenant que cette forme ne soit pas muable, comment tel homme jugerait-il mieux que tel autre des choses sensibles, le plus vif d’esprit mieux que le plus lent, le savant mieux que l’ignorant, l’homme exercé mieux que l’inculte, la même personne une fois cultivée mieux qu’avant de l’être ? Or, ce qui est susceptible de plus et de moins est muable ; d’où ces savants et pénétrants philosophes, qui avaient fort approfondi ces matières, ont conclu avec raison que la forme première ne pouvait se rencontrer dans des êtres convaincus de mutabilité. Voyant donc que le corps et l’âme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s’ils n’avaient point de forme, ils n’auraient point d’être, ils ont compris qu’il y a un être où se trouve la forme première et immuable, laquelle à ce titre n’est comparable avec aucune autre ; par suite, que là est le principe des choses, qui n’est fait par rien et par qui tout est fait. Et c’est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même l’a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle, sont devenues visibles par ses ouvrages[1]. J’en ai dit assez sur cette partie de la philosophie qu’ils appellent physique, c’est-à-dire relative à la nature.

CHAPITRE VII.
COMBIEN LES PLATONICIENS SONT SUPÉRIEURS DANS LA LOGIQUE AU RESTE DES PHILOSOPHES.

Quant à la logique ou philosophie rationnelle, loin de moi la pensée de comparer aux Platoniciens ceux qui placent le critérium de la vérité dans les sens, et mesurent toutes nos connaissances avec cette règle inexacte et trompeuse ! tels sont les Épicuriens et plusieurs autres philosophes, parmi lesquels il faut comprendre les Stoïciens, qui ont fait venir des sens les principes de cette dialectique où ils exercent avec tant d’ardeur la souplesse de leur esprit. C’est à cette source qu’ils ramènent leurs concepts généraux, έννοίαι, qui servent de base aux définitions ; c’est de là, en un mot, qu’ils tirent la suite et le développement de toute leur méthode d’apprendre et d’enseigner[2]. J’admire, en vérité, comment ils peuvent soutenir en même temps leur principe que les sages seuls sont beaux[3], et je leur demanderais volontiers quel est le sens qui leur a fait apercevoir cette beauté, et avec quels yeux ils ont vu la forme et la splendeur de la sagesse. C’est ici que nos philosophes de prédilection ont parfaitement distingué ce que l’esprit conçoit de ce qu’atteignent les sens, ne retranchant rien à ceux-ci de leur domaine légitime, n’y ajoutant rien et déclarant nettement que cette lumière de nos intelligences qui nous fait comprendre toutes choses, c’est Dieu même qui a tout créé[4].

CHAPITRE VIII.
EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE LE PREMIER RANG.

Reste la morale ou, pour parler comme les Grecs, l’éthique[5], où l’on cherche le souverain bien, c’est-à-dire l’objet auquel nous rappor-

  1. Rom. i, 19, 20.
  2. Malgré quelques témoignages contraires et considérables, il paraît bien en effet que la logique des Stoïciens était sensualiste, d’un sensualisme toutefois beaucoup moins grossier que celui des Épicuriens. Voyez Cicéron, Académiques, ii, 7 ; et Diogène Laërce, 51-54.
  3. C’était un des célèbres paradoxes de l’école stoïcienne. Voyez Cicéron, pro Mur., cap. 29.
  4. Voyez le Timée et surtout la République (livres vi et vii), où Dieu est conçu comme la Raison éternelle, soleil du monde intelligible et foyer des intelligences.
  5. Ἠθική, science des mœurs, d’ἦθος.