Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/168

Cette page a été validée par deux contributeurs.
158
LA CITÉ DE DIEU

un être stable et vivant[1]. Il est constant qu’il poursuivit et châtia, avec une verve de dialectique merveilleuse et une politesse pleine de sel, la sottise de ces ignorants qui prétendent savoir quelque chose ; confessant, quant à lui, son ignorance, ou dissimulant sa science, même sur ces questions morales où il paraissait avoir appliqué toute la force de son esprit. De là ces inimitiés et ces accusations calomnieuses qui le firent condamner à mort. Mais cette même Athènes, qui l’avait publiquement déclaré criminel, le réhabilita depuis par un deuil public, et l’indignation du peuple alla si loin contre ses accusateurs, que l’un d’eux fut mis en pièces par la multitude, et l’autre obligé de se résoudre à un exil volontaire et perpétuel, pour éviter le même traitement[2]. Également admirable par sa vie et par sa mort, Socrate laissa un grand nombre de sectateurs qui, s’appliquant à l’envi aux questions de morale, disputèrent sur le souverain bien, sans lequel l’homme ne peut être homme. Et comme l’opinion de Socrate ne se montrait pas très-clairement au milieu de ces discussions contradictoires, où il agite, soutient et renverse tous les systèmes, chaque disciple y prit ce qui lui convenait et résolut à sa façon la question de la fin suprême, par où ils entendent ce qu’il faut posséder pour être heureux. Ainsi se formèrent, parmi les socratiques, plusieurs systèmes sur le souverain bien, avec une opposition si incroyable entre ces disciples d’un même maître, que les uns mirent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène, et d’autres dans d’autres fins, qu’il serait trop long de rapporter.

CHAPITRE IV.
DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.

Mais entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit effaça tous les autres par l’éclat de la gloire la plus pure, ce fut Platon. Né athénien, d’une famille honorable, son merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang. Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où la renommée lui promettait quelque science à recueillir. C’est ainsi qu’il apprit en Égypte toutes les grandes choses qu’on y enseignait ; il se dirigea ensuite vers les contrées de l’Italie où les pythagoriciens étaient en honneur[3], et là, dans le commerce des maîtres les plus éminents, il s’appropria aisément toute la philosophie de l’école italique. Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier, il le mit en scène dans presque tous ses dialogues, unissant ce qu’il avait appris d’autres philosophes, et même ce qu’il avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses entretiens familiers sur la morale. Or, si l’étude de la sagesse consiste dans l’action et dans la spéculation, ce qui fait qu’on peut appeler l’une de ses parties, active et l’autre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c’est-à-dire aux mœurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l’homme qui avait excellé dans la partie active, c’était Socrate, et que celui qui s’était appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, c’était Pythagore. Platon réunit ces deux parties, et s’acquit ainsi la gloire d’avoir porté la philosophie à sa perfection. Il la divisa en trois branches : la morale, qui regarde principalement l’action ; la physique, dont l’objet est la spéculation ; la logique enfin, qui distingue le vrai d’avec le faux ; or, bien que cette dernière science soit également nécessaire pour la spéculation et pour l’action, c’est à la spéculation toutefois qu’il appartient plus spécialement d’étudier la nature du vrai, par où l’on voit que la division de la philosophie en trois parties s’accorde avec la distinction de la science spéculative et de la science pratique[4]. De savoir maintenant quels ont été les sentiments de Platon sur

  1. Saint Augustin prête à Socrate la théorie platonicienne des idées, bien qu’elle ne fût contenue qu’en germe dans son enseignement.
  2. Comp. Diogène Laërce ii, 5.
  3. Des différents biographes de Platon, saint Augustin paraît ici suivre de préférence Apulée, qui place le voyage de Platon en Égypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. (De dogm. Plat., init.) — Diogène Laërce (livre iii) et Olympiodore (Vie de Platon, dans le Comment. sur le premier Alcibiade, publié par M. Creuzer) conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication avec les pythagoriciens avant le voyage en Égypte.
  4. On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette division régulière de la philosophie en trois parties, qui n’a été introduite que plus tard, après Platon et même après Aristote. Il semble que saint Augustin n’ait pas sous les yeux les écrits de Platon et ne juge sa doctrine que sur la foi de ses disciples et à l’aide d’ouvrages de seconde main.