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LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS

plus déplorable, c’est qu’ils sont assez aveugles pour adorer des êtres qui ne sont pas des dieux et qui ne les valent pas.

Dans ce même livre des dieux choisis, Varron distingue dans tout l’ensemble de la nature trois degrés d’âmes : au premier degré, l’âme, bien que pénétrant les parties d’un corps vivant, ne possède pas le sentiment, mais seulement la force qui fait vivre, celle, par exemple, qui s’insinue dans nos os, dans nos ongles et dans nos cheveux. C’est ainsi que nous voyons les plantes se nourrir, croître et vivre à leur manière, sans avoir le sentiment. Au second degré l’âme est sensible, et cette force nouvelle se répand dans les yeux, dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche et dans les organes du toucher. Le troisième degré, le plus élevé de l’âme, c’est l’âme raisonnable où brille l’intelligence, et qui, entre tous les êtres mortels, ne se trouve que dans l’homme. Cette partie de l’âme du monde est Dieu ; dans l’homme elle s’appelle Génie. Varron dit encore que les pierres et la terre, où le sentiment ne pénètre pas, sont comme les os et les ongles de Dieu ; que le soleil, la lune et les étoiles sont ses organes et ses sens ; que l’éther est son âme, et que l’influence de ce divin principe, pénétrant les astres, les transforme en dieux ; de là, gagnant la terre, en fait la déesse Tellus, et atteignant enfin la mer et l’Océan, constitue la divinité de Neptune[1].

Que Varron veuille bien quitter un instant cette théologie naturelle où, après mille détours et mille circuits, il est venu se reposer ; qu’il revienne à la théologie civile. Je l’y veux retenir encore ; il me reste quelques mots à lui adresser. Je pourrais lui dire en passant que si la terre et les pierres sont pareilles à nos os et à nos ongles, elles sont pareillement destituées d’intelligence comme de sentiment, à moins qu’il ne se trouve un esprit assez extravagant pour prétendre que nos os et nos ongles ont de l’intelligence, parce qu’ils sont des parties de l’homme intelligent ; d’où il suit qu’il y a autant de folie à regarder la terre et les pierres comme des dieux, qu’à vouloir que les os et les ongles des hommes soient des hommes. Mais ce sont là des questions que nous aurons peut-être à discuter avec des philosophes ; je n’ai affaire encore qu’à un politique. Car, bien que Varron semble, en cette rencontre, avoir voulu relever un peu la tête et respirer l’air plus libre de la théologie naturelle, il est très-supposable que le sujet de ce livre, qui roule sur les dieux choisis, l’aura ramené au point de vue de la théologie politique, et qu’il n’aura pas voulu laisser croire que les anciens Romains et d’autres peuples aient rendu un vain culte à Tellus et à Neptune. Je lui demande donc pourquoi, n’y ayant qu’une seule et même terre, cette partie de l’âme du monde qui la pénètre n’en fait pas une seule divinité sous le nom de Tellus ? Et si la terre est une divinité unique, que devient alors Orcus ou Dis, frère de Jupiter et de Neptune[2] ? Que devient sa femme Proserpine qui, selon une autre opinion rapportée dans les mêmes livres, n’est pas la fécondité de la terre, mais sa plus basse partie[3] ? Si l’on prétend que l’âme du monde, en pénétrant la partie supérieure de la terre, fait le dieu Dis, et Proserpine en pénétrant sa partie inférieure, que devient alors la déesse Tellus ? Elle est tellement divisée entre ces deux parties et ces deux divinités, qu’on ne sait plus ce qu’elle est, ni où elle est, à moins qu’on ne s’avise de prétendre que Pluton et Proserpine ne sont ensemble que la déesse Tellus, et qu’il n’y a pas là trois dieux, mais un seul, ou deux tout au plus. Et cependant on s’obstine à en compter trois, on les adore tous trois ; ils ont tous trois leurs temples, leurs autels, leurs statues, leurs sacrifices, leurs prêtres, c’est-à-dire autant de sacriléges, autant de démons à qui se livre l’âme prostituée. Qu’on me dise encore quelle est la partie de la terre que pénètre l’âme du monde pour faire le dieu Tellumon ? — Ce n’est pas cela, dira Varron ; la même terre a deux vertus : l’une, masculine, pour produire les semences ; l’autre, féminine, pour les recevoir et les nourrir ; de celle-ci lui vient le nom de Tellus, de celle-là le nom de Tellumon. Mais alors pourquoi, selon Varron lui-même, les pontifes ajoutaient-ils à ces deux divinités Altor et Rusor ? Supposons Tellus et Tellumon expliqués ; pourquoi Altor ? C’est, dit Varron, que la terre nourrit tout ce qui naît[4]. Et Rusor ? C’est que tout retourne à la terre[5].

  1. Comparez Cicéron (De Nat. deor., lib. ii, cap. 2 et seq.)
  2. Voyez plus haut, ch. 16.
  3. Voyez plus haut, livre iv, ch. 8.
  4. Altor, d’alere, nourrir.
  5. Saint Augustin, d’après Varron, fait venir Rusor de rursus, qui marque un mouvement de retour.